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« Je t’embrasse, mon cher frère, et je te donnerai ma dernière pensée si je dois mourir. Ne te désole pas trop pour nous.

« Roger Portel. »


Et combien y en a-t-il de ces tristes lettres devenues pour les familles désolées les seules reliques des chers disparus ! — Elles contiennent toutes un petit sac de la cendre fine et impalpable qui recouvre Saint-Pierre, et toutes elles sont aussi courageuses, aussi admirables devant l’imminence du danger qu’aucun effort humain ne peut conjurer :

« Ah ! je passe par de bien grandes épreuves ! dit M. Degennes, instituteur. Quand donc pourrai-je revoir mon Poitou, si calme, si tranquille ? Jamais, peut-être ! On parle de fuir. Où ? Jamais nous n’aurions assez de bateaux pour recevoir toute la population. Et puis, on espère toujours : on attend la dernière heure, et peut-être sera-t-il trop tard quand on prendra cette extrême résolution. Je crois qu’on a dû télégraphier en France ».

Un haut fonctionnaire de Saint-Pierre, qui veut rassurer ses proches, leur envoie une lettre toute remplie d’espoir, qu’il termine pourtant par la phrase célèbre : Ave, Cæsar, morituri te salulant !

Les journaux de la Martinique, du 3 mai, sont aussi remplis de tristes détails sur l’éruption de la nuit. Nous détachons du Journal des Colonies le passage suivant :

« Le fort est couvert de cendres. La couche est de plus d’un centimètre à six heures du matin. Elle atteint bientôt 2 centimètres. Vers neuf heures et demie, c’est à peine si on entend les voitures rouler dans les rues.

« Les vieux chevaux font sourdement sonner leurs fers usés à une allure alanguie et sinistre. La cendre envahit les appartements dont les fenêtres sont restées imprudemment ouvertes. Les magasins, dont les portes sont restées entre-bâillées, se ferment résolument. De nombreuses maisons de commerce ont dû fausser compagnie à leur clientèle. La ville est triste.

« À neuf heures dix arrivent par le vapeur Rubis le Gouverneur et le colonel. Ils se rendent immédiatement au Prêcheur. M. Mouttet fait mettre à la disposition des habitants du Prêcheur et des environs la caserne d’infanterie de notre ville. Le nécessaire sera fait pour secourir les malheureux sinistrés. Ils sont nombreux, affirme-t-on.

« Des tentatives sont faites pour arriver assez haut dans les terres situées au versant sud de la montagne Pelée. Elles sont inutiles. Les chevaux refusent de marcher. Les traces des chemins n’existent d’ailleurs plus. Les familles des grandes propriétés des environs déménagent et gagnent Saint-Pierre. Le morne Rouge, qu’on croyait épargné à cause de la direction des vents, est aussi couvert de cendres. Les grondements du tonnerre s’y font entendre sinistrement et y jettent la terreur. Cette nuit, le père Mary a ouvert l’église. Une foule nombreuse s’y est précipitée et y a reçu la communion. »

Quelques lettres sont terminées le 4 mai ; l’une d’elles porte le post-scriptum suivant, ajouté à cette date : « Le volcan fume de plus en plus, on m’appelle dans la rue pour voir la fumée qui approche. »

Et c’est tout !… Quand le paquebot suivant quittera la Martinique pour venir en France, Saint-Pierre et ses habitants ne seront plus !


II

Destruction de Saint-Pierre.


LE CAPITAINE DE FRÉGATE LE DRIS, COMMANDANT DU « SUCHET ». D’APRÈS UNE PHOTOGRAPHIE.

C’est une dépêche transmise par Saint-Thomas, une des Antilles danoises, qui a annoncé l’effroyable catastrophe survenue le jeudi matin, 8 mai, à la Martinique. Quelques heures plus tard un télégramme émanant du capitaine de frégate Le Bris, commandant du croiseur Suchel, ne laissait aucun doute sur l’exactitude de cette terrifiante nouvelle.

Voici cette dépêche :


« Fort-de-France, 8 mai, 9 h. 55 soir.

« Commandant du Suchet à Marine, Paris.

« Reviens de Saint-Pierre, ville complètement détruite par masse de feu vers huit heures du matin. Suppose toute population anéantie. Ai ramené les quelques survivants, une trentaine. Tous navires sur rade incendiés et perdus ; je pars pour Guadeloupe chercher vivres. L’éruption du volcan continue ».