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« On dit que le quartier du Prêcheur n’est pas habitable. On parle déjà des mortalités, mais il faut tenir compte de l’exagération et de la peur surtout qui grossit tout. Je suis d’un calme qui m’étonne, j’attends tranquillement les événements, ennuyés seulement par cette poussière qui pénètre partout, quoique tout soit fermé. Bien des gens sont affolés ; autour de nous on est assez calme ; maman pas inquiète du tout. Édith seule se préoccupe jusqu’à présent. Si la mort nous attend, nous filerons fous en nombreuse compagnie. Sera-ce par le feu ou par l’asphyxie ? Il en sera ce que Dieu voudra. Vous aurez notre dernière pensée.

« Les dernières nouvelles étaient meilleures. Je ne crois pas que Sainte-Marie ait reçu aussi de la cendre, la Basse-Pointe n’a rien eu. Le Lamentin et même Sainte-Marie et Sainte-Anne en ont été couverts, cela tient sans doute à la direction des vents.

« Donne de nos nouvelles à Robert ; dis-lui que nous sommes encore de ce monde ; cela ne sera peut-être plus exact quand ma lettre t’arrivera. »

LA RUE DU MOUILLAGE À SAINT-PIERRE AVANT L’ÉRUPTION. — DESSIN DE GOTORBE.

Cette autre lettre adressée par M. Roger Portel à son frère habitant Toulon, nous fait suivre avec un intérêt poignant toutes les phases de cette première journée d’angoisse :


« Samedi, 3 mai 1902.

« Je me réveille ; il est cinq heures et demie. Les rues, les maisons sont couvertes d’une couche de cendre grisâtre semblable au ciment de Portland.

« La montagne Pelée, qui s’était réveillée depuis huit jours de son long sommeil d’un demi-siècle, parait environnée d’une fumée très noire. Saint-Pierre — spectacle inconnu aux natifs — est une ville saupoudrée d’une « neige » grise. Je dis à mes connaissances : « Tenez ! voici un effet de neige. C’est un paysage d’hiver moins le froid. »

« Sur le chemin de la Rivière-Blanche, je ne peux pousser au delà de l’Ex-Voto ; une pluie de poussière m’aveugle, me pénètre dans les narines ; et, dans ce brouillard peu naturel, on ne distingue pas un homme à 30 mètres, à sept heures du matin. Les habitants de la Montagne-Guirlande, du Prêcheur, de la Grande-Savane, de l’Anse-Seron, de la Grande-Case, du Morne-Saint-Martin, des hauteurs d’Isnard, de Pavillot, abandonnent leurs maisons, leurs villas, leurs cottages, leurs cases, leurs paillottes et fuient vers la ville.

« C’est une déroute de gens effrayés, pêle-mêle bizarre de femmes, d’enfants, pieds nus, de paysannes aux petites nattes poudrées à leur insu comme les marquises du xviiie siècle, de grands gaillards noirs pliés sous les matelas nécessaires pour la nuit prochaine, tandis que de bonnes vieilles, aux fenêtres, marmottent d’interminables prières.

« Il y avait, vers dix heures, 3 centimètres de cendre dans les rues du Fort. Les magasins sont fermés. Les écoles ont été licenciées. Le gouverneur, M. Mouttet, est descendu de Fort-de-France par le Rubis. Les rues sont mornes ; les pavés ne résonnent plus sous les talons hâtifs des gens affairés. On dirait qu’un pavé de bois a été brusquement mis à la place des pierres de nos trottoirs.

« Midi. — Le journal les Colonies vient d’ouvrir une souscription pour les habitants de la montagne Pelée et du Prêcheur.