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formes les plus bizarres. D’ailleurs, les grosses pierres sont comme les nuages, elles se prêtent à toutes les fantaisies de la vision, elles sont tour à tour chameaux et belettes, comme le dit Hamlet à Polonius. À Ploumanach, il y a des troupeaux de mastodontes errant sur les pentes, des allongées de caïmans au bord de l’eau, des combats de lions avec des serpents, des grouillements de porcs à croire que la magicienne Circé a passé par là, venant de la mer Ionienne. Un jeune éléphant, d’une grâce indicible, balançant sa grosse tête, ses larges oreilles, haut sur pattes, lève un pied pour gravir le talus, vient vraiment à la rencontre de celui qui se risque parmi ce monde de formes immobiles aux apparences vivantes : ce jeune éléphant, lorsqu’on s’approche, s’évanouit, ou plutôt se divise, car il est fait de deux pierres sans signification. Plus loin, une femme nue se dresse entre deux tertres, une femme massive et belle, une Vénus vieille comme la Terre et immuablement jeune, sculptée par le Temps, pareille à celle qui apparut à Gilliatt dans la grotte des Travailleurs de la mer. Plus loin encore, un Napoléon vu de dos, court, carré, en redingote, le petit chapeau en bataille : il est assis sur un rocher, et l’on peut supposer qu’il regarde, de sa lorgnette, évoluer l’armée des mastodontes.

Il faut regretter aujourd’hui que n’ait pas été dressé le catalogue complet des pierres de Ploumanach. Car ces pierres, me dit-on, sont devenues invisibles de près. De la hauteur, on aperçoit encore leur fourmillement, mais ne vous avisez plus de descendre pour vous faire une idée plus précise de cette fantasmagorie, — vous vous heurteriez à un mur. On me raconte qu’il a plu à un Américain, déjà acquéreur d’un îlot sur lequel il avait bâti une maison, d’acheter aussi le terrain sur lequel se silhouettent Napoléon, la Femme nue, le Jeune Éléphant, les Lions, les Caïmans, et tout le reste : et il n’a pas été plus tôt propriétaire de ces personnages, qu’il les a jalousement isolés du monde. Désormais, le promeneur qui s’arrête à Ploumanach sur la foi des récits des voyageurs se trouve devant des enclos autour desquels il peut errer, pendant qu’à l’intérieur les pierres ne prennent plus que pour elles-mêmes leurs attitudes fantastiques. Car l’Américain est mort après avoir emprisonné les génies du lieu, et il est bien probable qu’un poète local créera une légende sur ce fait, et qu’à défaut du poète local, l’imagination populaire se chargera de ce soin.

Tout de même, après avoir alarmé le touriste, j’ai plaisir à le rassurer. Les Américains ne peuvent pas tout acheter et enclore de murs. La double série des écueils qui émergent de l’eau et des pierres qui sortent de la grève se continue jusqu’à Trégastel avec autant de variété et d’imprévu, et la même couleur de granit rose. On a voulu voir là un cimetière celtique. C’est bien plutôt une côte déchiquetée, décharnée par la mer, le squelette terrestre mis à nu. Ce qui est certain, c’est que l’un de ces blocs, dont on évalue le poids à 500 000 kilogrammes, placé sur une masse équivalente, se meut sous une pesée de la main. Cette pierre tremblante est creusée à sa surface d’une entaille que l’on se figure tracée par la main de l’homme et qu’un auteur breton, M. Benjamin Jollivet, croit une rigole pour l’écoulement du sang des victimes.

À peu de distance du phare de Ploumanach, auquel on accède par un pont, et qui a 32 mètres de hauteur et une portée de 12 kilomètres, il y a dans l’eau, parmi les roches, une chapelle, ou plutôt un petit oratoire fait d’une plate-forme posée sur quatre colonnes massives, à chapiteaux de têtes de bélier, entre lesquelles est abritée la statue en bois de saint Guirec. Sur le bloc qui sert de soubassement au petit édicule, le saint, dit la légende, traversa la mer. Son rôle, ici, est d’aider les filles à se marier : celles qui craignent de coiffer sainte Catherine viennent discrètement, affrontant les monstres de pierre, piquer une épingle dans le vieux bonhomme de saint vermoulu pour lui rappeler qu’elles sont encore en état de célibat.

De la grève pierreuse de Ploumanach, on voit une mer hérissée de pierres, de toutes les tailles, jusqu’à former le groupe imposant des Sept Îles qui semblent des monstres granitiques se poursuivant au ras des flots. C’est l’île aux Moines, l’île de Bono, le Cerf, l’île Plate, le Cozlan, l’île de Malban, et l’île Rouzic. L’île aux Moines est fortifiée, un bâtiment y sert de caserne, mais cette caserne n’est pas habitée. L’île Bono, fortifiée également, est également déserte d’hommes. Ces îles, en somme, servent surtout de refuges aux macareux ou calculos, ou perroquets de mer, qui volent au-dessus des flots et scintillent sur les grèves.

LE CHÂTEAU DE TONQUEDEC.

Je reviens à la côte, au délicieux pays de Trégastel, aux anses paisibles, au déferlis de mer bleue sur les sables d’or. Il m’est resté de ce pays une vision à la fois étincelante et douce. Il m’est resté le souvenir aussi du dolmen de Kergenteuil, précédé d’une série de pierres formant une allée. On n’a raconté qu’un forgeron avait établi là, autrefois, son enclume et sa forge, et bien avant encore, qu’une fileuse y tournait son rouet immense soutenu par deux blocs : c’était une fée, bien entendu, et la quantité de fil produite par elle n’a jamais pu être évaluée. Toutes