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première destination en 1820. Ce séminaire eut pour élève Ernest Renan. La ville du cloître, de la cathédrale et du séminaire, est aussi la ville de Renan.

Elle surgit, dans sa verdure, au confluent de ses deux rivières. Sa cathédrale austère, couleur de rouille, au long clocher, domine sa place paisible. Les fleurs s’égrènent dans le cloître désert et ruiné. C’est de cette ville morte, de ce décor de pierres usées, qu’est sorti l’esprit de haut vol. Ces forces économisées d’une race que Renan s’est plu si longtemps à célébrer, s’étaient gardées intactes dans la pauvre maison plantée de travers au bord de la rue montante, et c’est là que l’enfant a grandi, a appris, a rêvé, c’est de là qu’il est parti à la conquête du monde de l’esprit. Il ne peut guère y avoir de réduit plus médiocre, de logis plus étroit et plus pauvre que la chambre de rez-de-chaussée où est né celui-là qui devait imposer à son temps une manière de penser. Mais quelle atmosphère de préparation, quelle sûreté de point de départ ! Là, dans cette maisonnette, on a bien la sensation que Renan fut le produit accumulé, concentré, de toutes les générations des Renan venues avant lui. Le passé chuchote encore dans l’étroite chambre où il n’y a guère de place pour se mouvoir entre la haute cheminée et le lit-clos ; mais l’adolescent avait son réduit, son cabinet de travail tout en haut, avec une petite fenêtre d’où l’on aperçoit les jardins, la rivière qui s’en va vers la mer, la fuite des nuages, tout l’espace inconnu. L’humble maison de Renan n’a rien, ne peut rien avoir, de l’orgueilleux Combourg de Chateaubriand ; mais, de sa fenêtre, la vue est aussi belle, l’étendue aussi vaste.

C’est là que commença, à l’insu de l’enfant, le combat entre la tradition et la vie nouvelle, entre la foi apprise et la science séductrice. C’est là qu’il entendit confusément les voix contradictoires qui étaient en lui, les voix résignées et croyantes, et les voix révoltées de ceux qui avaient été, au long cours des siècles, obligés au silence. On sait les péripéties, les drames de conscience par lesquels il passa, et comment son esprit triompha de l’habitude, donna la victoire à la vie. Sans doute il y eut un arrachement, une souffrance, pour en arriver à l’acceptation, pour dominer la chimère, pour transformer le besoin d’idéal, pour devenir le pape laïque que nous avons eu parmi nous, tranquille et éloquent en son Collège de France, occupé au bilan de l’Histoire et de la Philosophie, établissant l’actif et le passif de la tradition avec des sourires discrets et des paroles de douceur.

Cette origine et cette arrivée, Renan les a dites lui-même et il a noté aussi avec une parfaite exactitude et un soin délicat les influences de traverse. Il s’est montré Breton mitigé de Gascon, et il est certain qu’il y eut dans sa manière de raisonner une forte dose de l’esprit de Montaigne. Il y eut Paris aussi, l’emmagasinement d’idées qu’il met à la disposition de tous ceux qui viennent à lui et qui savent l’aborder sans se laisser distraire par le Paris aux décors factices. Renan y vit immédiatement le travail possible, énorme, jamais épuisé, et certes il n’est pas resté un grand homme local, une gloire de région, bretonne ou gasconne. Il a pris ses quartiers au profond de l’humanité, il a eu l’activité et l’influence d’un Voltaire, il s’est sans cesse orienté, de compagnonnage avec Berthelot, vers l’équilibre scientifique d’un Gœthe.

VIEILLES MAISONS DE LANNION.

Cette existence n’a pas été sans des hésitations, des contradictions, et Renan, tout en suscitant l’admiration, faisait naître aussi les résistances par les subtilités de son dilettantisme, par la béatitude provocatrice de son optimisme. On aurait désiré lui voir une préoccupation sociale plus large, on en voulait à ce haut lettré, qui se refusait parfois à quitter le jardin suspendu où il avait installé un refuge ombreux et des allées de promenade pour sa pensée. Il faut, toutefois, reconnaître vite que le mandarinat aigu qui s’ingénie et s’exaspère dans les Dialogues philosophiques ne fut pas pour lui un état définitif, qu’il orienta, sans cesse, sa compréhension vers des horizons plus lointains et qu’il est certainement un de ceux qui auront dit le plus nettement la vérité à l’humanité, en lui donnant, pour accepter cette vérité amère, le réconfort de l’exemple, d’une vie de travail, d’une parole joyeuse.