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une réalité singulière, et l’ombre de la belle fille enamourée passe encore derrière la vitre de la maison de la petite place, s’évanouit pour reparaître en fantôme errant et plaintif aux angles des ruelles, « Gaud restait à sa fenêtre. La place de Paimpol, presque fermée de tous côtés par des maisons antiques, devenait de plus en plus triste avec la nuit ; on n’entendait guère de bruit nulle part. Au-dessus des maisons, le vide encore lumineux du ciel semblait se creuser, s’élever, se séparer davantage des choses terrestres qui, maintenant, à cette heure crépusculaire, se tenaient toutes en une seule découpure noire de pignons et de vieux toits. De temps en temps, une porte se fermait ou une fenêtre ; quelque ancien marin, à la démarche roulante, sortait d’un cabaret, s’en allait par les petites rues sombres, ou bien quelques filles attardées rentraient de la promenade avec des bouquets de fleurs de mai. »

Cette ville de Paimpol, même un beau jour de clarté, est une ville triste. Même ses joyeuses assemblées ont leur arrière-pensée mélancolique. On a sans cesse ici la hantise de la terre d’Islande, on ne peut s’empêcher de songer aux départs hasardeux et aux retours problématiques. Partout, aux enseignes des boutiques, le mot d’Islande est répété. Sans cesse, dans les conversations, le même mot revient : « Il est parti pour Islande… Il est à Islande. » Et dans les cimetières, sur les pierres, sur les croix : « Mort à Islande… Disparu à Islande. » La brume d’Islande flotte sur l’horizon laiteux de Paimpol. La continuité des vagues crée un grand chemin de désolation entre la Bretagne et la terre lointaine, chemin mystérieux, nécropole incertaine où dorment ceux qui ont leurs noms inscrits sur des tombes fictives, tout au long de la côte. C’est la petite ville des au-revoir dits comme des adieux, de la suspension de la vie, des espérances ajournées, des projets toujours à l’état de problème.

PAIMPOL : LES GOÉLETTES D’ISLANDE.

Chaque année, le même exode a lieu au commencement des beaux jours avec le même cérémonial : le reposoir du quai devant les bateaux alignés, l’exposition du saint-sacrement, la bénédiction de la mer indifférente. Puis, le défilé des vieillards, des mères avec leurs enfants, des fiancées qui pleurent en invoquant le ciel sous le soleil superbe. Les agrès grincent, les voiles se gonflent, les barques filent sur l’eau presque tranquille, emportant les matelots hardis et résignés. Beaucoup ne reverront plus la petite ville grise et rousse au fond de l’anse, les deux petits ports creusés par les vagues, si sûrs, si inspirateurs de sécurité. Que vont donc chercher si loin ces pêcheurs, quel appât les attire vers « Islande », aux bancs de Terre-Neuve, aux îles Færöer ? La morue, la baleine. C’est au milieu des glaces, au printemps, qu’il faut aller chercher et combattre celle-ci. En été, elle va se cacher plus haut, où il est impossible d’aller en canot. Les bâtiments, montés d’une cinquantaine de pêcheurs, sont agencés spécialement pour cette pêche : un revêtement de bois résistant les préserve des avaries que pourrait produire le choc des glaçons. Chaque navire emmène avec lui sept ou huit chaloupes munies de longs cordages, à l’extrémité desquels est attaché le harpon. Un guetteur est placé à un endroit du navire d’où il peut observer les alentours. La baleine signalée, la chaloupe part, le harpon est lancé. L’animal atteint s’enfuit entraînant le cordage dévidé à sa suite ; dès qu’il est affaibli par la perte de son sang, on le ramène doucement et il est achevé à coups de lance. Les dangers de cette poursuite et de cette capture sont grands : l’esquif ainsi lancé, soumis aux convulsions de la bête affolée de souffrance, peut se heurter à l’obstacle d’un glaçon, être englouti avec les hommes qui le montent. Pour la pêche de la morue, on employait jadis les filets. On se sert maintenant de lignes plombées auxquelles on fixe un crochet, appelé haim, proportionné à la taille des poissons que l’on veut prendre, et pourvu d’une amorce. Le bordage du navire est garni de barils défoncés, où se placent les pêcheurs pour lancer et retirer leurs lignes. Quand le poisson a mordu, est pris