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heures. Le sommet est en forme de cratère environné de roches. Autour, la mer est très profonde, les marins disent que cette profondeur atteint 1 000 mètres à l’une des pointes de ces îlots, où il y a un feu allumé nuit et jour. Autrefois, il y avait là un gardien, et sa maison blanche est restée, avec le mur du petit jardinet, où quelques choux et quelques salades croissent encore parmi les herbes. On s’est raconté tout cela, au soir, sur la jetée du port que j’habite, en regardant sortir ou rentrer les barques, et enfin le désir m’a pris d’aller voir de plus près ces pierres noires, rousses, violettes, qui semblent posées sur la ligne d’horizon de la mer. Me voilà donc un matin aux préparatifs, un panier bourré pour le déjeuner, des fioles emplies, une lampe pour faire le café, et tout un attirail de crochets pour les crabes, d’avanos pour les crevettes.

L’appareillage se fait lentement, avec la tranquillité bretonne. On est bien à l’aise dans la barque affilée et creuse, parmi les cordages et les paniers. Cela sent encore la pêche de la nuit, et le patron Basile s’acharne à laver les flancs, les rebords de son bateau. Enfin, cette toilette est finie, les voiles sont hissées, le pêcheur est à son gouvernail et tient l’écoute, sa femme et son second exécutent les manœuvres, nous doublons la jetée, et l’embarcation inanimée de tout à l’heure, planches noires flottant sur l’eau, est devenue un grand oiseau à ailes blanches qui frôle les vagues, passe entre les lames.

On suit les courants, parallèlement à la ligne de terre, on s’en va loin des îles pour y revenir. Le mouvement de la mer est d’une douceur infinie, et ma paresse accoudée au rebord de la barque s’épanouit au spectacle du ciel et de l’eau, ou se réjouit des conversations du patron Basile avec sa femme. L’homme, de poil gris, est petit, trapu, de physionomie bonne, fine et narquoise. Il est pâle, malgré les jours, les mois et les années passés au large, et il explique que cette pâleur lui vient de l’île de Bréhat, où il est né, et de l’eau saumâtre trop souvent bue par ses ancêtres et par lui. Sa femme, au contraire, de beau profil net, et d’yeux riants, est couleur de brique. Ils sont bons compagnons, se taquinent l’un l’autre, elle avec vivacité, lui d’une humeur tranquille de bon pince-sans-rire. Elle l’interpelle sans cesse :

— Basi, mon petit Basi !

Elle veut lui donner des conseils pour carguer les voiles, pour prendre du poisson, pour trouver les bons endroits.

— Si je la croyais, dit-il, je la laisserais commander la manœuvre. Cette terrienne prétend connaître l’eau mieux que moi. Elle sait tout sans sortir de chez elle.

La conversation devient discussion de la part de la femme. Son expressive physionomie se durcit, son œil devient noir. Elle voudrait que son « petit Basi » sortît par tous les temps donner des coups de chalut. Lui s’y refuse en riant.

SAINT-BRIEUC, LA CATHÉDRALE.

Elle dit que les marins boivent et mangent beaucoup, qu’il est impossible de vivre avec les vingt-huit sous de pension de l’État, et que trop souvent Basi reste chez lui alors qu’il fait beau.

— Oui, il fait beau dans la chambre, répond-il placidement, toujours avec son petit rire.

Devisant ainsi, laissant les minutes s’en aller au fil de l’eau et dans le vent, nous arrivons aux îles.