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J’ouvre au hasard, je trouve ce Mirabeau : « La nature semblait avoir moulé sa tête pour l’empire ou pour le gibet, taillé ses bras pour étreindre une nation ou pour enlever une femme. Quand il secouait sa crinière en regardant le peuple, il l’arrêtait ; quand il levait sa patte et montrait ses ongles, la plèbe courait furieuse. Au milieu de l’effroyable désordre d’une séance, je l’ai vu à la tribune, sombre, laid et immobile ; il rappelait le Chaos de Milton, impassible et sans forme au milieu de sa confusion. »

Cette saisissante image de l’ascension de Bonaparte : « Bonaparte n’avait pas, au début de sa vie, le moindre pressentiment de son avenir : ce n’était qu’à l’échelon atteint qu’il prenait l’idée de s’élever plus haut ; mais, s’il n’aspirait pas à monter, il ne voulait pas descendre : on ne pouvait arracher son pied de l’endroit où il l’avait une fois posé. »

Ce passage de la lune sur les flots : « La lune a ses nuages, ses vapeurs, ses rayons, ses ombres portées comme le soleil, mais comme lui elle ne se retire pas solitaire : un cortège d’étoiles l’accompagne. À mesure que sur mon rivage natal elle descend au bout du ciel, elle accroît son silence qu’elle communique à la mer ; bientôt elle tombe à l’horizon, l’intersecte, ne montre plus que la moitié de son front qui s’assoupit, s’incline et disparaît dans la molle intumescence des vagues. Les astres voisins de leur reine, avant de plonger à sa suite, semblent s’arrêter, suspendus à la cime des flots. La lune n’est pas plutôt couchée, qu’un souffle venant du large brise l’image des constellations, comme on éteint les flambeaux après une solennité. »

Ailleurs, il parle de la mer vue du bord d’un vaisseau, il dit que l’on n’aperçoit de toutes parts que la « face sérieuse de l’abîme ». Mais les citations viendraient en foule. Ici, l’on entend à travers une page le bruit lointain de Waterloo. Là, un vivant, Louis-Philippe, se montre, en une merveilleuse analyse de caractère. Et toujours Chateaubriand est incomparable par la brièveté de l’image, par l’inattendu d’une simplicité grandiose, par l’application saisissante et juste des mots usuels. Il est un maître de la langue française, il a augmenté la beauté des idées en augmentant la beauté des mots. Cette gloire peut suffire pour un hommage unanime.

LE PORTAIL ROMAN DE L’ÉGLISE SAINT-SAUVEUR À DINAN.

Je vais à Saint-Servan par le pont roulant, mais je n’y reste pas longtemps. Cette ville jumelle de Saint-Malo n’a pas le même caractère de sévérité pittoresque. Non pas que Saint-Servan soit sans signification. C’est l’industrie qui règne ici, et l’on se croirait plutôt à Pantin ou à Aubervilliers qu’au bord de la Manche, à voir l’aspect des maisons dominées par les hauts tuyaux de brique. Ce dur spectacle n’est pas non plus sans une beauté âpre. C’est le décor de l’histoire nouvelle qui se substitue à celui de l’histoire ancienne. C’est une ville moderne qui remplace la capitale des Curiosolites, plus ancienne que Saint-Malo, où un évêché fut établi par Hoël et confié à Malo pour combattre la ténacité des croyances druidiques. Ravages des Romains ; disputes avec la ville-sœur contre laquelle on élève, à l’embouchure de la Rance, les trois tours Solidor, reliées ensemble par des courtines ; appauvrissement communal en 1792 ; ce sont les divisions de l’histoire de Saint-Servan. Les plus anciennes maisons datent du xviie siècle. L’ancienne cathédrale a été remplacée par une église en 1742. Le quartier bourgeois est fait de rues droites et larges, éclaircies de jardins. Le quartier ouvrier est bâti en deçà de l’isthme qui sépare la baie des Sablons de la presqu’île dite Pointe de la Cité. Il y a deux ports, le port Solidor et le port du Commerce, reliés aux bassins de Saint-Malo par une série d’écluses.

Si l’on traverse la Rance, c’est Dinard, Saint-Enogat, Saint-Lunaire, Saint-Briac, toute la série des stations de mer adossées à des campagnes verdoyantes. À Dinard surtout, c’est, l’été, un épanouissement d’élégances balnéaires. Trouville n’est pas plus achalandé. C’est ce même public qui va l’hiver à Nice, à