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aux vieux troncs d’arbres plantés dans la grève en brise-lames. Tout autour de la ville dansent les petites escadres d’embarcations aux voiles gonflées, aux hélices robustes. À l’intérieur, c’est la tristesse d’une place forte. Seuls, les vieux hôtels qui dominent les remparts et semblent inspecter la mer reçoivent violemment l’air et la lumière. Derrière cette façade de granit, sont enfouies les rues étroites, les maisons à pignons, les cours, les magasins, toute une existence active dans l’ombre, une mise à l’abri sous la protection des fossés, des donjons, des créneaux, des courtines percées de meurtrières et couronnées d’embrasures, L’endroit le plus animé est la place qui avoisine la porte Saint-Vincent, où sont les cafés et les hôtels. L’un de ces hôtels occupe la maison où naquit Chateaubriand. Non loin de là, dans la rue Saint-Vincent, au no3, naquit Lamennais. À chaque pas, d’ailleurs, on est arrêté par le souvenir d’un malouin célèbre. Jacques Cartier, Porcon de la Barbinais, Duguay-Trouin, Alain Porrée, Offray de la Mettrie, Maupertuis, Mahé de la Bourdounais, Gournay, Surcouf, Broussais. Au musée, installé à l’hôtel de ville, auprès de la bibliothèque publique, vous trouverez les portraits peints ou les bustes de marbre de ces hommes, poètes, savants, marins qui s’élançaient du haut de leur rocher à travers les mers. Leur histoire, c’est l’histoire de Saint-Malo. Elle dépasserait le cadre de ce livre, et je n’ai qu’à suggérer le désir de recherches plus complètes en résumant ici la vie dramatique de Saint-Malo. C’est l’ancienne Aleth, refuge des bandes de Bretons chassés des terres par les Normands et qui se fortifièrent sur le roc, à l’embouchure de la Rance. Du Guesclin s’en empara. Une flotte anglaise l’assiégea vainement en 1370. À l’époque de la Ligue, les Malouins se révoltèrent contre le pouvoir royal, massacrèrent la garnison cet le gouverneur, et restèrent en république jusqu’en 1594, année où ils reconnurent Henri IV. Depuis, ils servirent la royauté, armèrent des flottes, offrirent leur or à Louis XIV, repoussèrent trois fois les Anglais. Il fut un temps où le port de Saint-Malo était confié à la garde de dogues redoutables descendant, dit-on, des chiens de guerre des Gaulois ; ils furent supprimés en 1770 pour avoir entamé les mollets d’un gentilhomme. Désaugiers en fit la chanson :

Bon voyage,
Cher du Mollet,
À Saint-Malo débarquez sans naufrage,
Et revenez si ce pays vous plaît.

LA TOUR SOLIDOR, À SAINT-SERVAN.

En face de Saint-Malo, sur l’îlot du Grand-Bé qui est enveloppé souvent par les grosses mers, une pierre entourée d’une grille domine les flots. C’est le tombeau voulu par l’orgueil de Chateaubriand. C’est là que repose sa vie agitée de voyageur, de diplomate, de ministre, de journaliste, d’écrivain. Je n’ai pas à inscrire les dates de sa biographie et les titres de ses ouvrages. Mais cette petite tombe évoque cette grande destinée, et ce n’est plus seulement le Chateaubriand officiel qui apparaît, le rénovateur religieux de 1803, l’auteur du Génie du Christianisme, si puissamment aidé, favorisé par les circonstances, par le milieu rétrograde, par les desseins politiques de Napoléon, le serviteur des Bourbons, le ministre de 1822. Ce n’est pas uniquement par son rôle public que Chateaubriand est intéressant, c’est par ses retours sur ses opinions, et je dirai par le trouble de son esprit : ce serait vouloir falsifier sa pensée, ses écrits, que de s’en tenir pour lui à une affirmation de caste, à un rôle historique précis.

Aucune existence n’a été plus tourmentée que la sienne par tout ce qui agite l’âme humaine. Il ne vaudrait pas par ses œuvres (dont certaines sont inégales, marquées de mode), qu’il vaudrait comme drame vivant, comme image de la destinée. Sous l’indifférence, le désenchantement de celui qui s’est représenté lui-même comme allant partout « bâillant sa vie », il y eut un être d’action prêt à toutes les aventures, dési-