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les lignes qui avancent des saillies sans signification, toutes les couleurs violentes en désaccord avec l’atmosphère et l’eau, ont été préférées par les familles désireuses d’affirmer leurs goûts jusqu’alors réprimés. La terrasse, si peu faite pour ce pays de pluie, le léger kiosque, si mal résistant aux vents d’ouest et du nord, ont été particulièrement affectionnés. Des portiques ont été plaqués aux façades, des serres en verres de couleur ont été adjointes aux jardins. L’un a voulu un chalet suisse, dont les avancées de bois doivent intercepter toute lumière. L’autre à imaginé une bâtisse de briques et de pierres de taille qui semble une caserne pour la garde républicaine. Un autre a exigé une espèce de fausse habitation chinoise, couleur lie de vin, dont le sommet supporte de gros oignons, empruntés au pavillon du prince de Galles à l’Exposition universelle de 1878. Un autre encore a donné à sa retraite paisible l’extérieur de la Bourse. Partout des escaliers de marbre, des cartouches dorés, des bancs de square. C’est la maison à perron et à marquise, la pelouse à statuettes et à boules de jardin, le bassin à rocailles et à poissons rouges, qui ont été transportés ici, agrandis, portés à leur centième puissance, dressés comme des monuments d’un jour en face des rochers sourcilleux.

Une seule maisonnette, blanche et grise, qui disparaîtra sans doute, parle de tranquillité bourgeoise, de repos mérité, de rêverie heureuse. Tout le reste est lourd, prétentieux, éveille l’idée de l’argent vite gagné et des prospérités sans lendemain. Avec le café, on peut trouver le cercle, et aussi le théâtre. Tous les travaux en train, tous les écriteaux appendus parlent de spéculation, proclament l’installation du plaisir surveillée par des hommes d’affaires. S’il est vrai que la mer se fâche parfois, elle pourrait bien un jour jeter des pierres et cracher de l’écume sur ces façades en bordure sur le rivage. Aujourd’hui, elle murmure à peine, elle s’avance avec des airs perfides, elle vient lécher les murs et les rez-de-chaussée des maisons de ses vagues traîtresses.

Tout près, heureusement, il y a Saint-Malo.

J’aime Saint-Malo, malgré son odeur. Il n’est pas de cité plus pittoresque, de visage plus sombre, plus hardi, plus audacieux, que celui de ce nid de corsaires construit en granit sur la mer. Il n’est pas de plus belle rencontre que celle de la lame avec les remparts dressés contre elle. Je me souviens d’un voyage que j’y fis, un jour de froid printemps, pour y aller voir la plus grande marée de l’année. Que le flot se résolve lentement en nappes calmes, ou que le vent le creuse et le gonfle, que la mer soit gracieuse ou terrible, ceux qui aiment tous les paysages de ciel et d’eau y trouvent toujours leur compte. Le phénomène s’accomplit, cette année-là, avec une belle régularité. Pas un souffle d’air. Si jamais la mer a pu être comparée à de l’huile, c’est bien cette fois, où l’eau semblait immobile autant que l’air. Le flux et le reflux n’en atteignirent pas moins les plus hautes et les plus basses proportions, jamais l’eau ne fut aussi profonde sous le rempart, jamais la grève ne fut autant découverte. Il y avait des promeneurs sur des bandes de sable prolongées bien au-delà du Grand-Bé, et des chercheurs de coquillages dans des rochers que les Malouins n’avaient encore jamais vus. Il en était de ravissants, de ces rochers subitement découverts, tout jaspés des couleurs les plus violentes, des couleurs de pierres précieuses, des veines bleues de turquoises, des traînées d’émeraudes, des taches qui vont du vieil or jusqu’à l’écarlate, de toutes les fantaisies inattendues de l’étrange vie animale et végétative qui rampe, s’épanouit et s’englue aux surfaces et aux creux des blocs granitiques.

L’œil devait s’arrêter à ces détails, la vue s’arrêter court, car l’horizon était borné, tout ouaté d’une brume, à peine teinté par les rayons d’un soleil pâle que l’on devinait suspendu dans cette atmosphère silencieuse.

LA MAISON DE DUGUAY-TROUIN À SAINT-MALO.

Vue de la mer, la ville ressemble à un vaisseau de haut bord que domine, comme un grand mât, la flèche de la cathédrale, et qui pointe sa jetée en éperon tordu. Le flot vient heurter le granit des quais et se briser