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d’autres encore. C’est un défilé interminable, bruyant, cadencé, le bruit des pas coupé de paroles et de rires. Il était facile, dira-t-on, de prévoir le spectacle, et pourtant il se mêle une stupeur à la constatation. C’est le mensonge de la peinture à la mode de Paris qui se révèle. Vous les avez vues, aux Salons, dans les expositions de cercles, au musée du Luxembourg, les Cancalaises qui vont à la pêche ou qui en reviennent, les Cancalaises occupées à des ablutions après le travail, les Cancalaises rêvant au haut d’une falaise. Vous les avez encore dans les yeux et dans la mémoire, les fillettes élancées, pieds nus ou en sabots fins, un fichu coquet au cou, un bonnet de dentelle sur la tête. Vous songez à leurs mains délicates, à leurs coiffures de paysannes endimanchées, à leurs allures rythmées de choristes d’opéra-comique. Allez les voir à Cancale. Regardez passer les tragiques vieilles, les filles fatiguées, les enfants tristes, dans leurs haillons de laine, entassés les uns sur les autres, des mouchoirs sur la tête, des tricots de marin sur le dos. Écoutez-les marcher d’un pas lourd, appuyé, qui enfonce dans la grève ou clapote dans l’eau. Elles ne portent pas de petits sabots à bouffettes de rubans, elles sont chaussées jusqu’au-dessus du genou de grosses bottes, à tiges de cuir, à pieds de bois, des bottes formidables, plus hautes que des bottes de cavalier, plus épaisses que des bottes d’égoutier. Et pas un des peintres qui sont venus passer des années entières à Cancale, ne les a représentées ainsi, avec l’âpre poésie de leur profession, l’héroïsme de leur combat contre les choses. C’est à croire que nul ne les a regardées, que tous ont travaillé sur des photographies de figurantes. Tous ont inventé un dessin, une couleur, ont signé de faux portraits, ont témoigné contre la vérité, tous, sans exception. La Cancalaise est encore à peindre, dans le paysage d’eau et de pierres où elle se courbe sur sa tâche, dans la boue blanche comme de la cendre, où elle marche à grands pas, dans les parcs où elle fouille à pleins bras avec du goëmon et de la fange jusqu’aux épaules. Beaucoup, parmi ces rudes ouvrières, ont le profil régulier, le sourire énigmatique et le regard profond, beaucoup font songer à la beauté cachée sous ces cuirs et ces laines, traînée dans ces pierres et ces boues. Mais cette beauté n’a pas été sentie et traduite par les peintres à la mode qui ont dressé des poupées attifées à la place de ces femelles mélancoliques, qui ont copié les éternelles grimaces des coquettes souriantes au lieu des rires nerveux qui montent tout à coup aux visages roses de grand air et des fièvres de la puberté. Le défilé des vieilles, des femmes, des filles, des fillettes peut continuer. Il n’y a pas encore eu d’yeux pour le voir.

Sous la vie de l’humanité, il y a ici une autre existence, singulière, mystérieuse, primitive, obstinée. C’est la vie de l’huître. Toute la presqu’île tire son gain et sa subsistance de la pêche aux huîtres. Terre-Neuve, ici, ne vient qu’en seconde ligne.

JEUNE PÊCHEUSE CANCALAISE.

Les bateaux s’en vont, lorsque la mer se retire, vers les hautes eaux. Ils ont, attachée à leur poupe, une drague métallique de 2 mètres de long sur environ 0m70 de large qui développe un filet en lames de cuir ou en cordages. La drague racle le fond de la mer, arrache les huîtres, que le filet recueille et garde : on leur évite ainsi les ardeurs du soleil ou le hâle du vent. La mer remonte, le flux ramène au port les bateaux, mais, avant qu’ils abordent, le produit de leur pêche est déposé dans les parcs. Demandons à l’histoire naturelle la description du coquillage et le secret de sa vie. Nous apprendrons que la « tête » de l’huître correspond à l’un des crochets du ligament qui réunit les valves. Son « manteau » est formé de deux lobes séparés l’un de l’autre dans tout leur pourtour, excepté au-dessus de la bouche où il forme un capuchon qui protège celle-ci. Ce vêtement, qui va en s’épaississant vers les bords, est garni de deux rangs de tentacules, comme des cils épilés, très sensibles, qui se contractent au moindre attouchement. C’est par cette ouverture que l’huître sécrète une matière jaune que l’on a cru longtemps être des œufs. Nous savions déjà que l’huître est privée