Page:Le Tour du monde, nouvelle série - 08.djvu/229

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

d’ailleurs, la marquise de continuer le train de maison établi. Puis, il lui fallut placer son fils et doter sa fille. On acheta au jeune marquis Charles de Sévigné une charge de lieutenant aux Gendarmes-Dauphin. Le jeune officier parut plus occupé de galanteries que d’études de stratégie et de tactique. La liste de ses conquêtes serait longue à dresser, depuis la Champmeslé jusqu’à Ninon de Lenclos, qui le considérait comme « une âme de bouillie, un corps de papier mouillé, une vraie citrouille fricassée dans la neige ».

TOILETTE DE Mme DE SÉVIGNÉ ET OBJETS DIVERS.

Donc, aux Rochers, le train est fastueux au temps de la marquise. Il y a un nombreux personnel domestique : le régisseur et sénéchal Vaillant ; le concierge Rahuel ; le maître d’hôtel Beaulieu et son épouse Hélène Delan, première femme de chambre ; Marie, fille du jardinier, qui n’a point de fonction attitrée, mais qui sait se rendre utile ; Hébert, un autre maître d’hôtel, qui abandonnera sa place pour une meilleure à l’hôtel de Condé ; Lamerchin, valet de chambre du jeune marquis ; Pilois, le jardinier qui conduisait les travaux du parc sous la direction de la châtelaine ; d’autres laquais, La Beauce, qui faisait le service de la poste à Vitré, La Brie, Rencontre, Picard ; les cochers et palefreniers Lombard, Langevin, Laporte ; des femmes, Jacquine, La Turquesine. On pense bien que tous ces gens n’avaient pas seulement à s’occuper du service de la châtelaine. Il y a toujours aux Rochers de nombreux invités, en dehors du fils prodigue et de l’abbé de Coulanges, dit le Bien-Bon, homme d’ordre qui a la manie de bâtir et le goût de la table et des vins, et qui tant but et bâtit qu’il finit par mourir. Il est remplacé par l’abbé de la Mousse, qui a toujours mal aux dents, et qui égaye Mme de Sévigné de sa naïveté. Puis un cousin de la famille, M. de Coulanges, convive gai, rond comme une boule ; MM. de Chésières, de Saint-Aubin, frères du Bien-Bon ; le comte des Chapelles qui aide à faire les honneurs et complète des bouts-rimés. Les voisins aussi fréquentent assidûment, ils trouvent le logis hospitalier et la table à leur goût. C’est la princesse de Tarente, veuve du duc de la Trémoille, qui habite un manoir du voisinage, le Château-Madame. C’est M. du Plessis et sa sœur, qui louche, et qui excite singulièrement la verve de Mme de Sévigné : « J’appelle la Plessis Mlle de Kerlouche, la Biglesse. Cette dernière a quelque chose de si étrangement beau et de si furieusement agréable, qu’elle peut aller de pair avec l’aimable Tisiphone. Une lèpre qui lui couvre la bouche est jointe à cette prunelle qui fait souhaiter un parasol au milieu des brouillards ; elle a une manière de peste sur les bras… elle salue avec sa roupie ordinaire. » Avec tous ces agréments, la pauvre demoiselle du Plessis a la manie d’embrasser : « Elle me plante ce baiser que vous connaissez tous les quarts d’heure… Son goût pour moi me déshonore ; je lui dis des rudesses abominables… Vous savez que par l’autre bout, ma lunette éloigne ; je la tourne sur Mlle du Plessis et je la trouve tout d’un coup à deux lieues de moi. » La visiteuse a d’autres défauts : « Elle est justement et à point toute fausse. Je lui fais trop d’honneur de daigner seulement en dire du mal. Elle joue toutes sortes de choses ; elle joue la dévote, la capable, la peureuse, la petite poitrine, la meilleure fille du monde ; mais surtout elle me contrefait ; de sorte qu’elle me fait toujours le même plaisir que si je me voyais dans un miroir qui me fit ridicule, ou que si je parlais à un écho qui me répondit des sottises. » Voilà un portrait. Il y en a d’autres, celui de Mme de la Hamelinière, par exemple, qui vient de vingt-huit lieues et « tombe au château comme une bombe, à l’heure où j’y pense le moins. Cette espèce de beauté a un amant à bride abattue, à qui elle emprunte son carrosse, ses chevaux, ses laquais. »

Avec ce perpétuel va-et-vient, on comprend que l’existence menée aux Rochers soit dispendieuse. Il y a toujours une nuée d’ouvriers qui bâtissent, qui plantent, qui arrachent, qui taillent, qui coupent. C’est ce que Mme de Sévigné appelle une vie réglée. L’esprit, toutefois, garde ses droits. Durant l’intervalle des visites, la lecture occupe les heures. C’est M. de Sévigné fils qui lit, et qui lit cinq heures de suite, et qui « joue comme Molière ». On ne lit aux Rochers que des ouvrages graves, profonds. Les romans de La Calprenède, de Mlle de Scudéry, de Mme de Lafayette, « ont gagné les petites armoires ». On commente Saint-Augustin, Bourdaloue, Bossuet. La logique de Port-Royal est familière. Pascal est goûté pour son style « incisif et piquant ». La philosophie de Descartes est invoquée : « Elle me paraît d’autant plus belle qu’elle est facile et qu’elle n’admet dans le monde que des corps et du mouvement, ne pouvant souffrir tout ce dont on ne peut avoir une idée claire et nette… elle détrompe d’un million d’erreurs où est tout le monde, et apprend à raisonner juste ». La Rochefoucauld est un ami de la maison, ses Maximes sont divines. Montaigne est prisé, mais Pauline, la petite fille, ne doit pas encore mettre son petit nez dans ses livres : « Il est