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leur léthargie et écument en rapides de la plus grande violence. La rivière, ensuite, par un tournant brusque, fait presque un angle droit et le flot « vire » avec une telle rapidité, que son niveau est parfois de trente pieds de plus au milieu de la gorge que sur les bords. Cette projection de l’eau sur la rive opposée a creusé un large bassin que surplombent de hautes falaises verticales et au milieu duquel tournoie un effrayant maelstrom, puis le lit du courant s’élargit un peu et la tension diminue progressivement jusqu’à ce que, quelques milles plus loin, Niagara devienne enfin une rivière bien sage, prosaïque et quelconque.

NIAGARA, LE « WHIRLPOOL » — LIGNE DE CHEMIN DE FER DU « GRAND TRONC ». — DESSIN DE BOUDIER D’APRÈS UN INSTANTANÉ.

En revenant de cette longue excursion, rencontré un verger planté de superbes pommiers ; ce coin si vert de Normandie paisible, après ces chutes presque surnaturelles, est une surprise, et non sans charme : je reprends pied dans la réalité.

À nuit tombante, je retournai aux chutes : déjà les lampes électriques scintillaient ça et là dans les allées du pare, des formes blanches, qui n’étaient autres que celles de jeunes Américaines, erraient en foule de par les bosquets sombres : ou émaillaient les pelouses des clairières ; je me souvins alors que Niagara est le voyage de noces obligatoire de toute l’Amérique du Nord et que, de plus, il s’y prépare, à la lueur des étoiles, autant d’hymens qu’il s’en consomme — et l’on eût dit, en voyant tous ces couples « flirtant » dans la pénombre, au bruit des grandes eaux, un nocturne départ pour la Cythère du Nouveau Monde dont les rives prochaines, toujours inatterries, blanchissaient sous la lune entre les arbres en fleurs dont le parfum. mêlé aux embruns de la cataracte, montait dans l’air calme du soir.



Le lendemain matin je pris le train pour Lewiston (rive américaine) et de là m’embarquai, l’espace de huit milles, sur la rivière Niagara, puis, après escale à Queenston (rive canadienne) le même bateau, traversant le lac Ontario (neuf milles) me fit atteindre Toronto dans l’après-midi.

« Que d’eau !… que d’eau ! » Ces trois mots historiques, indéfiniment répétés, sont le résumé fidèle de mes impressions lacustres, car à peine a-t-on perdu les côtes de vue, que le lac Ontario, poli ce jour-là comme un miroir, n’est plus qu’une mer intérieure où l’œil s’efforce en vain d’accrocher quelque détail. Cependant, lorsque nous approchons de la terre, des flèches et des tours signalent au loin la présence de Toronto que l’on aperçoit bientôt tout entière étendue sur le bord de l’eau et occupant le versant qui, d’une chaîne de collines. descend vers le lac. Toronto, en indien, signifie, paraît-il, le lieu de rendez-vous, car c’était là que les tribus huronnes et algonquinés avaient coutume de s’assembler. Cette ville, tout à fait anglaise, fut fondée par des loyalistes chassés des États lors de la guerre de l’Indépendance ; les premiers défrichements ne remontent pas au delà de 1793 ; appelée d’abord York, elle reprit, en 1834, son ancien et plus harmonieux nom de Toronto. La cité naissante eut beaucoup à souffrir du nouveau confit qui, de 1812 à 1814, éclata entre l’Angleterre et Les États-Unis : elle fut brûlée et saccagée ; mais au retour de la paix, la petite ville se releva de ses cendres, et l’immigration y afflua à tel point que l’ancien hameau d’York est devenu une grande ville de plus de deux cent mille habitants, capitale de la province d’Ontario et appelée à bon droit