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en étendant le bras : essayez de l’atteindre en lançant un caillou de toutes vos forces, et vous verrez avec surprise combien grande encore est la distance qui vous en sépare.

Nous sommes maintenant dans la baie de l’Éternité, entre les deux grands caps ; le sifflet de la machine qui retentit au milieu de ces solitudes, et en fait comprendre toute la profondeur, est indéfiniment répété par les échos d’alentour. Cette eau noire comme de l’encre, sur laquelle nous glissons, cache un gouffre de plus de deux mille pieds et le cap Éternité qui la surplombe, plus grand de huit cents pieds que la Trinité, a, me dit-on, six fois la hauteur de la citadelle de Québec !

À partir de ce point jusqu’à l’embouchure, la scène est, sans discontinuer, de la plus sublime grandeur ; les détours du fleuve et le nombre de baies qui dentellent ses bords offrent à chaque tournant un panorama nouveau qui ne donne pas à l’attention le temps de se lasser. Après avoir longé deux îles, franchi les embouchures du petit Saguenay et de la Marguerite, nous rencontrons la pointe de la Boule, sorte de tour naturelle en granit qui semble vouloir barrer le passage, puis c’est, deux ou trois milles plus loin, Tadoussac, point où le Saguenay se jette dans le Saint-Laurent. Deux rocheux promontoires gardent l’entrée de la sombre rivière : la pointe aux Bouleaux et la pointe aux Vaches ; cette dernière, à gauche, en descendant le cours, doit son nom à la quantité de veaux marins qui, jadis, venaient hanter sa grève.

À la pointe de Tadoussac se dresse un grand hôtel tout blanc qui, de loin, semble un château de neige ; du beau jardin qui l’entoure, un coup de canon salue notre passage, au moment où nous franchissons la barre d’écume qui sépare l’encre du Saguenay des eaux bleuâtres du golfe. Autour de nous, maintenant, l’horizon s’élargit, au point parfois de s’effacer. On pourrait aisément se croire en mer ; dans ces eaux calmes et déjà très salées, des baleineaux s’ébattent.

Le navire traverse alors le Saint-Laurent pour aller, à vingt-deux milles de là, faire escale à la Rivière du Loup, station d’été très prospère. Puis, dans la fin de cette éclatante journée de juin, continue l’inoubliable montée du fleuve immense, parsemé d’îles, aux rives boisées et très peuplées, pourtant, si l’on en juge par les clochers qui s’érigent au loin sur le ciel palissant où pointent des étoiles.

La nuit, maintenant, se hâte, l’eau change de couleur et se marbre de moires ; le fleuve rétréci, mais formidable encore, roule assombri entre deux haies de sapinières, et la pleine lune, telle un large jouis d’or — un vieux louis d’or fleurdelisé de France — éclaire cette scène qui n’a pas dû changer depuis le soir où remontèrent les vaisseaux de Champlain allant fonder Québec.


VII

Montréal. — Caughnawaga. — Niawara. — Lac Ontario. — Toronto. — Les Mille Îles et les rapides du Saint-Laurent.


Après un repos de quelques jours passés à Québec, je retournai à Montréal, et s’il est vrai que la première de ces villes soit, par excellence, la cité historique du Canada, la seconde en est bien, par contre, la métropole commerciale : l’air qu’on y respire paraît saturé d’affaires et l’inextricable réseau de fils qui la recouvre, semble une toile tissée par quelque énorme araignée à l’affût de l’argent.

GARE ROMANE DU « CANADIAN PACIFIC RAILWAY », À MONTRÉAL. LIGNE DE LA COMPAGNIE DE NAVIGATION « RICHELIEU ET ONTARIO ».

Montréal est dans une grande île formée par le Saint-Laurent ; c’est du beau parc de la Montagne, au sommet du Mont-Royal, où l’on parvient, soit par un funiculaire, soit à travers bois par de charmantes routes carrossables, que l’on peut embrasser d’un seul coup d’œil la ville et ses alentours : quand on a atteint la terrasse qui couronne le mont, à 700 pieds au-dessus du niveau du fleuve, on la voit s’étendre dans toutes les directions avec ses larges avenues bordées d’érables, ses rues spacieuses, ses parcs, ses « blocs » de mai-