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nomie française, ce goût de terroir inexprimable, rappelant la vieille province et qui les suit partout où ils s’implantent. L’hôtel, par contre, et le décor de son dîner, me plongèrent dans un bain d’esthétisme ultra-britannique, inattendu dans un pareil endroit. Douze ou quinze maids, tout de blanc vêtues — telles des vestales — robes de mousseline, ceintures et grands nœuds de soie, souliers de peau assortis, évoluaient sans bruit dans le modern style de cette grande salle à manger dont, seules, elles assuraient le service — contraste étrange qui ne manquait pas de charme, après un jour passé dans une tribu sauvage. Après quoi, le jour même, je remontai dans le train pour retourner à Chambord, l’embranchement de Chicoutimi, point où le Saguenay devient navigable. À partir de Chambord, le train longe la partie Sud du lac jusqu’à Saint-Jérôme, centre d’un pays agricole déjà fort avancé, puis l’on pénètre dans une région forestière qui commence seulement à se relever d’un effrayant incendie, survenu en 1870 et qui la dévasta tout entière : en sept heures, le feu détruisit cent vingt milles de bois ; les habitants essayèrent vainement de se sauver en se plongeant dans le lac qui entra en ébullition ; le poisson des rivières fut cuit et remonta à la surface ; des rochers énormes éclatèrent, ce fut comme la fin d’un monde. Toute vie disparut de ce malheureux canton.

Les villages de Saint-Gédéon, Hébertville, Dorval et La Jonquière, que l’on traverse ensuite, sont autant de ruches agricoles en pleine prospérité, fondées par des essaims de Canadiens français, venus eux ou leurs pères, des environs de Québec et de Montréal. La ville de Chicoutimi doit son existence aux nombreuses scieries qui s’y sont développées sur les bords du Saguenay pour exploiter les richesses forestières de la contrée. Il faisait nuit quand le train y arriva et comme l’on nous annonça à l’hôtel qu’en raison de la marée le bateau partirait à trois heures du matin, j’estimai qu’en cette occurrence le parti le plus sage était de m’aller coucher.

Avant le jour, on frappe à ma porte, mais la crainte de manquer le départ m’a déjà fait lever ; je vais me promener devant l’hôtel ; cette nuit d’été, quoique fraîche, est très supportable ; insensiblement, le jour paraît et, avec lui, le fleuve, très large et encaissé, sur lequel traînent, comme des écharpes blanches négligemment dénouées, des flocons de vapeurs. Derrière l’hôtel s’étend la ville ensommeillée, et tout autour, sur le ciel pâle, des hauteurs boisées se dressent qui donnent à cet ensemble un cadre de tranquille grandeur. Quelques groupes de touristes surviennent ; trois heures sont sonnées, le bateau a du retard ; il apparaît enfin au tournant du Saguenay, tout blanc et or, fumant avec un grand bruit de roues, un bon bateau très large, au pont couvert de tentes, dans le genre de ceux du lac de Genève. Quand on démarre, il est près de cinq heures, le soleil pointe à l’horizon, et la journée promet, ce qu’elle tint en effet, d’être très belle.


(À suivre.) Gaston du Boscq de Beaumont.


CAMPEMENT D’INDIENS MONTAGNAIS. — (POINTE-BLEUE) (PAGE 563). CLICHÉ DE L’AUTEUR.