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Cette population forme la partie sédentaire et agricole de la tribu. Le recueillement était tel, que mon entrée fit à peine lever les yeux ; cependant, comme je me tenais debout près de la porte, un des hommes me fit, de la main, signe de venir m’asseoir à ses côtés, puis, comme la nuit tombait et que le chemin de croix semblait devoir durer longtemps encore, je me retirai sur la pointe du pied et regagnai l’hôtel.

Le lendemain matin, le temps s’annonçant bien, je résolus de prendre avec le pays un contact plus intime en retournant à pied à la Pointe-Bleue que, du rivage, on voyait se profiler à l’horizon. Heureusement qu’il faisait fort sec, car le mauvais chemin qui y mène doit être, quand il pleut, à peu près impraticable. Ce chemin traverse une région vague où des commencements de culture alternent avec des boqueteaux rabougris et marécageux dans lesquels de maigres bestiaux errent à l’aventure. Au bout d’une heure de marche, j’arrivai à la réserve et me dirigeai vers un bâtiment entouré d’une véranda que je jugeai, avec raison, devoir être la mission. Il pouvait être onze heures ; les Pères vaquaient à leurs affaires ; je pus cependant, sans trop de peine, en découvrir un qui, non loin de là, surveillait une église en bois que les Indiens étaient en train de construire avec une rare habileté, pour suppléer à la chapelle, devenue trop petite, où j’étais entré la veille. Ce missionnaire, qui était Français, avait quitté l’Europe depuis quarante ans et ne pensait pas y retourner jamais ; un long séjour avec les sauvages l’avait rendu un peu taciturne ; ce vieux prêtre, maigre et rasé, avait l’air d’un véritable ascète, mais, quelque détaché qu’il fût des choses d’ici-bas, la vue d’un compatriote parut lui faire plaisir, et il m’invita à déjeuner, ce que j’acceptai de grand cœur. À ce repas des plus copieux, servi dans un grand réfectoire en pitchpin, assistaient deux autres Pères, dont l’un était également Français et le troisième Canadien. Le Français était préposé aux défrichements et avait la surveillance de l’exploitation agricole : grand, gros, haut en couleur, avec une barbe de fleuve, des bottes sauvages en cuir fauve et un veston de chasse, il formait un vivant contraste avec le premier qui m’avait reçu. Le troisième, Canadien, de beaucoup le plus jeune, était allé évangéliser les peuplades païennes des pays arctiques ; il avait erré sur les mousses argentées de ce mystérieux Labrador dont les lueurs boréales tremblent à l’horizon comme un rideau de feu ; provoqué par un jongleur qui redoutait son influence, il avait été assez heureux pour le tomber et lui faire toucher les épaules : véritable jugement de Dieu qui décida, paraît-il, plus de conversions que toutes les homélies que le saint homme avait prononcées. Quelque loin que l’on aille dans ce pays où gronde, dit-on, une cataracte qui fait trembler le sol à plusieurs lieues à entour, et près de laquelle Niagara n’est qu’un jeu d’enfant, on rencontre des traces de nos coureurs des bois : au missionnaire lui demandant son nom, un Esquimau répondit : «  La Palisse ! » qui, de sa vie, peut-être, n’avait vu d’autre blanc.

LAC SAINT-JEAN. — CLICHÉ DE LA COMPAGNIE DE CHEMIN DE FER « QUÉBEC ET LAC SAINT JEAN ».

La Pointe-Bleue n’est point la seule mission sédentaire établie de la sorte, dans la région du lac Saint-Jean ; aux confins du monde civilisé : à 20 milles plus loin, sur les bords du Mistassini (ou rivière du Gros-Rocher), se trouve la trappe d’Oka, fondée en 1892 par des moines français. En vertu d’un accord avec le gou-