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MISSION ABENAQUISE DU NOUVEAU-BRUNSWICK. — CLICHÉ DE LA « FREDERICTON ET NEW BRUNSWICK TOURIST ASSOCIATION ».

Après avoir, en trois heures, traversé, sur un excellent bateau, les trente-cinq milles du détroit de Northumberland, que l’on a peine à s’imaginer presque totalement gelé en hiver, je débarquai à Summerside, petite ville d’environ 3 000 habitants, d’où, le lendemain, je pris le train pour Tignish qui est un des principaux centres français de cette île, dont la population compte environ 12 000 Acadiens sur un total de plus de 100 000 âmes.

J’allai d’abord visiter MM. Buote, père et fils, directeurs du journal français l’Impartial, qui me reçurent avec la plus grande amabilité et voulurent bien m’accompagner chez quelques Français. Là, pour la première fois, je vis des Acadiennes dans leur costume national qui, par bien des côtés, est semblable encore à celui que l’on porte en Basse-Normandie : les jupes rayées de différentes couleurs, faites d’une étoffe tissée à la maison et que, des deux côtés de l’Océan, l’on appelle « droguet », sont identiques, ainsi que le mouchoir croisé sur la poitrine et la croix d’or pendant au bout d’une chaîne passée autour du cou. Quant au bonnet blanc et au voile noir qui le recouvre, c’est la coiffure des bourgeoises françaises du temps de Louis XIV. Ce costume si seyant des aïeules, — celui d’Évangeline — qui s’est perpétué à travers tant de vicissitudes, n’est malheureusement plus porté que par les femmes d’un certain âge, les jeunes filles le délaissent pour les modes nouvelles et, avant quarante ans, il aura, je le crains, totalement disparu. Quelques curés de langue anglaise se sont, je ne sais trop dans quel but, acharnés contre lui ; à l’un d’eux, Écossais, qui m’en faisait l’aveu dépouillé d’artifice, j’avais envie de demander s’il eût trouvé convenable qu’un prêtre français, installé en Écosse, fît de la propagande pour exhorter les Highlanders à porter des culottes.

De mes visites, la plus intéressante fut celle que je rendis à un vénérable patriarche qui, grâce à son industrie, est devenu un des premiers propriétaires de Tignish où il s’est constitué un domaine agricole très important. Il n’a jamais voulu apprendre un mot d’anglais et s’est toujours servi d’un interprète pour ses négociations commerciales ; malgré ses 70 ans passés, il n’est sorti qu’une fois de l’île pour aller à Shediac, qu’il prononce Gédaïque, à l’ancienne mode. « Vous voyez, conclut-il, que je n’ai jamais beaucoup « grouillé. »

Je devais être le seul Français que ce vieil Acadien eût jamais vu de sa vie ; aussi me regardait-il avec une curiosité touchante et un plaisir manifeste. Quand il voulut parler de notre pays, de ce pays, pour lui si vague et inconnaissable, il balbutia quelques mots avec une sorte de frémissement convulsif, le reste s’étrangla dans sa gorge, puis je l’entendis qui murmurait tout bas : « La France… » à plusieurs reprises.

La France, la vieille France d’outre mer d’où sont venus leurs morts, quelle idée s’en font-ils, ces esprits simples et pieux ? Ils l’imaginent, sans doute, comme quelque cathédrale, une basilique immense environnée des flots — tel un mont Saint-Michel que les Anglais n’ont jamais pris — pour eux, c’est la terre sainte, une Mecque inconnue, un grand pays confus de rêves, auquel ils songent, lorsque l’orgueil saxon, parfois, devient trop lourd ; — car « l’amour de la France est resté un objet de culte pour les Acadiens, son nom est une musique à leur cœur, et son souvenir, grandissant dans la fantasmagorie du passé, s’élève jusqu’au ciel, semblable à un sommet étoilé. »

M. le sénateur Poirier, à qui j’emprunte cette phrase, me disait qu’un jour devant un vieil Acadien du