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milieu d’un grand parc, sur l’un des versants de la vallée de la Memramcook d’où la vue embrasse un panorama merveilleux : ce sont les prés de la vieille Acadie, laborieusement conquis, jadis, sur les eaux du fleuve, à l’aide des fameux « abboiteaux » ou digues dont les traces sont encore visibles. Les prairies de Memramceook sont, de tout ce pays, les seules, hélas ! qui appartiennent encore à des Acadiens ; elles furent asséchées les dernières en 1753, sous la direction du célèbre missionnaire l’abbé Le Loutre, avec 50 000 livres envoyées par la Cour de France. L’histoire du collège et de son fondateur a été, tout récemment, magistralement retracée par M. le sénateur Poirier[1]. Cette belle œuvre est un tribut de reconnaissance payé au restaurateur de la nationalité acadienne, à celui qui, à l’exemple de son divin maître, fit sortir Lazare du tombeau dans lequel il était enseveli depuis plus de cent ans.

DÉFILÉ DE LA MILICE À MONCTON. — DESSIN DE BERTEAULT. — CLICHÉ MAC ALPINE, SAINT-JEAN, N.-B.

De l’année 1864 date, en effet, la renaissance de ce petit peuple dispersé qui, grâce à Memramcook, allait enfin avoir un lien commun lui permettant de se ressaisir et de prendre conscience de ses destinées ; cette même année fatidique vit jeter les bases de la confédération qui, trois ans plus tard, en 1867, fit entrer dans le « Dominion » les Provinces Maritimes. Les Acadiens étaient, en général, opposés à cette annexion ; ils avaient eu, jusqu’à ce jour, peu de rapports avec les Canadiens et ces liens fédéraux leur semblaient, en quelque sorte, les éloigner encore plus de la France dont ils ont conservé l’amour au fond du cœur : « Plusieurs pensaient toujours qu’ « Elle reviendrait » ; plusieurs le pensent encore, s’appuyant sur des prophéties que l’aïeul raconte à ses petits enfants[2] ; on est résigné, on est fidèle à l’Angleterre, mais on aime la France ; il est si naturel, il est si doux d’aimer sa mère, même quand elle n’est plus là ; même quand elle ne doit plus revenir »[3].

Il y a environ 3 000 Français à Memramcook, composant 630 familles qui ont bien conservé le type originel et dont 113 portent le nom de Le Blanc. De plus, comme les prénoms du calendrier ne sont pas inépuisables, les habitants, afin de pouvoir se distinguer entre eux, ont été obligés d’ajouter à leur nom celui de leur père et parfois de leur aïeul ; ils sont ainsi des généalogies vivantes et s’appellent, par exemple : Ephrem à Pacifique ; Anastase à Rufin ; Zoël à Thadée, à François, etc. Ils s’étendent et progressent dans les paroisses environnantes, s’implantent même dans des milieux anglais, sourdement hostiles, d’où l’on ne peut plus les chasser, dès qu’ils y ont pris racine. Un Acadien, du nom de Cormier, vint s’installer à Sackville, vers 1880 ; pour le chasser, on faillit en venir aux coups, mais son courage et sa résolution de leur tenir tête finirent par imposer à ses adversaires ; de guerre las, on le laissa tranquille ; son exemple fut suivi, et il y a actuellement 80 familles françaises dans cette paroisse…

Cette vallée de la Memramcook et les hauteurs qui la dominent, émaillées de bouquets d’arbres d’où, ça et là, émergent des clochers, sont aussi bien cultivées que les terres de France et ont un air prospère et

  1. Le Père Lefebvre et l’Acadie. — Montréal, 1898.
  2. Une de ces prophéties est ainsi formulée :

    « Quand sur chaque rivière
    « Moulin tournera,
    « La France reviendra. »

  3. P. Poirier, ouvrage cité, p. 203.