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michi qui justifie bien ce nom de « retraite heureuse » que lui donnèrent les Indiens. Le souvenir d’importants événements historiques y demeure attaché, car c’est là que l’histoire du Canada a, pour ainsi dire, commencé le 30 juin 1554, quand Jacques Cartier découvrit le cap Escuminac sur la côte de ce qui fut, plus tard, le Nouveau-Brunswick.

De toute l’Amérique du Nord, la baie de Miramichi passe pour être la région la plus giboyeuse ; ses énormes passées de sauvagine attirent au printemps et à l’automne, des chasseurs, non seulement des États-Unis, mais même d’Europe ; les forêts de l’intérieur sont encore très vives en caribous[1], en orignaux[2] et en chevreuils ; le petit gibier y est abondant et la pêche de la truite et du saumon, réellement miraculeuse. C’est enfin là que furent tirés les derniers coups de feu contre les Anglais après la perte définitive de Louisbourg en 1758. M. de Boishébert qui s’y était réfugié avec un groupe important d’Acadiens, fut le dernier officier français qui parvint à se maintenir dans ce pays, à l’endroit même où, deux cents ans plus tôt, nous l’avions découvert ; la pointe de Bosbert rappelle encore son nom défiguré ; il ne mit bas les armes qu’en 1759.

Moncton, où je m’arrêtai entre deux trains, uniquement pour voir « la barre » dont il sera question plus loin, est une ville de près de 10 000 habitants dont le principal monument est la gare ; pareille à certaines cathédrales, elle semble écraser de tout son poids la petite cité blottie dans son ombre ; c’est qu’à Moncton, centre industriel en plein développement, se trouve, pour ainsi dire, le cœur de l’Intercolonial qui, de ce point merveilleusement situé sur l’isthme, entre les trois provinces, lance ses trains dans toutes les directions. Tous les services accumulés dans cet énorme édifice en font un véritable ministère, le plus puissant agent de colonisation de ces Provinces Maritimes si vastes et, relativement, si peu peuplées. La ville renferme bon nombre de maisons solidement construites avec ces beaux grès multicolores dont j’ai déjà eu l’occasion de parler ; les enseignes des magasins révèlent beaucoup de noms d’origine française et les Acadiens forment, m’a-t-on dit, une minorité assez importante de la population. Quant à la barre ou bore pour laquelle je m’étais arrêté, ce mascaret quotidien est la plus grande attraction de la ville et lui amène de fort loin des étrangers curieux d’assister à ce singulier spectacle qui se passe dans la rivière Peticodiac. Ce phénomène est dû aux marées de l’Atlantique dont le flux, après avoir balayé les lignes incurvées de la côte à partir du cap Cod, près de Boston, se heurte à l’éperon formé par la péninsule de Nouvelle-Écosse, puis s’enfonce comme un coin dans l’étroite Baie de Fundy[3], s’y engouffre à de prodigieuses vitesses, emplit les innombrables anses qu’il rencontre sur son passage ; quand ces dernières sont traversées par d’étroites rivières, le flot, étranglé, devient alors une : barre écumante de la hauteur d’un mur. Ce « refoul », comme l’appellent les Acadiens, varie d’altitude suivant la force des marées et oscille entre une petite vague et un mascaret de près de dix pieds.

Le lieu où la ville est située s’appelait jadis Le Coude, car la rivière en fait un véritable à cet endroit que les navires ne peuvent atteindre qu’à marée haute ; à basse mer, on pourrait presque la traverser à pied. Arrivé sur le quai, quelques instants avant l’heure indiquée, je contemplais le lit rougeâtre et envasé du Peticodiac, au fond duquel coulait un mince filet d’eau, quand un bruissement pareil à celui que ferait une robe traînant sur des feuilles mortes, se fit entendre à ma gauche, et presque aussitôt apparut, tournant le coude, la barre écumante qui, précédée de flots de boue, passa devant moi à la vitesse moyenne d’un train et, ce jour-là, à une hauteur d’environ trente à quarante centimètres. Quelques instants après, le lit entier de la rivière était comble et le courant calmé.

CHEF MICMAC DE MEMRAMCOOK.
CLICHÉ DE L’AUTEUR.

Le collège Saint-Joseph de Memramcook où j’arrivai enfin, est situé sur une hauteur aux portes de la Nouvelle-Écosse : c’est un phare intellectuel qui rayonne sur toute l’Acadie et la fait sortir de l’ombre où elle était plongée depuis la dispersion de 1755. De ce collège, fondé en 1864, par un prêtre canadien, le Père Lefebvre, et auquel est venue s’adjoindre, en 1868, une université autorisée par charte du Parlement du Nouveau-Brunswick, sont sortis tous les Acadiens de marque qui exercent actuellement une influence sur les destinées de leur pays ; à l’heure présente, le collège est dirigé par douze Pères de la congrégation de Sainte-Croix ; il contient cent cinquante élèves environ, et se dresse au

  1. Variété de cerf.
  2. Sorte de renne que les Anglais appellent Moose.
  3. Jadis Baie Française.