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Il n’y a pas en France de région plus chaude et plus riche. Lorsque, partout ailleurs, les vignerons se désespèrent, ici les cascades de vin ruissellent quand même, et dans les cuves débordantes dansent en chantant un tas de diables rouges des deux sexes, tellement teints de pourpre vineuse, des pieds à la tête, qu’on les croirait sortis d’un sanglant abattoir.

Mais voilà qu’en arrivant à la muraille des montagnes que nous apercevions tout à l’heure, c’est en un instant un total changement. À gauche de la route c’est le sol fécond, à droite c’est le roc vif ; ici la vie nombreuse et riche, là le désert ; et cela, l’espace de quelques mètres. Une seule trouée entame cette muraille ; la rivière se l’est taillée. Ce sont les gorges de Saint-Guilhem. L’Hérault, comme le pays, est méconnaissable d’un côté de la route à l’autre ; l’un des parapets du vieux pont roman, lourd et solide, qui le traverse depuis quelque mille ans, domine le large fleuve aux berges plates dont nous parlions ; l’autre regarde l’encaissement étroit et profond d’un creux découpage de marbre nu.

Ces montagnes dans lesquelles nous allons entrer, c’est la fin des Cévennes, ce sont les monts de la Séranne. Depuis là, vous monteriez toujours, jusqu’à l’Aigoual, point culminant (1 567 mètres), qui vers le Sud regarde au loin la Méditerranée, vers l’Est, la silhouette des Alpes, et qui, vers le Nord et l’Ouest, se rattache, par les plateaux pierreux de la Lozère, au massif central du Cantal, pendant sept mois de l’année couronné de neiges. Ainsi, de marche en marche, vous passerez, par cet escalier de géant, du climat de l’Afrique à celui des cimes où il gèle aux premiers jours de septembre.

Les villes les plus proches du point où nous sommes sont Lodève, Clermont-l’Hérault et Montpellier ; toutes en dessous de nous, bien entendu. Parmi les centres moins importants, nous citerons Aniane et Saint-Jean-de-Fos, dont l’église, couverte de tuiles multicolores, resplendit au soleil comme un gros scarabée.

L’orientation du pays nettement fixée de la sorte, sa situation relative ainsi établie, nous y pouvons pénétrer. La seule voie qui s’ouvre est cette gorge de l’Hérault, cette cassure dans l’abrupt escarpement que nous avons en face de nous. Dès l’entrée, l’impression est entière et saisissante. Un paysage lunaire ; de l’eau, du ciel et de la pierre. Cette pierre a l’air de carcasses antédiluviennes, blanchies et lavées par le soleil et par la pluie ; çà et là, l’on dirait d’énormes crânes à demi noyés dans l’eau calme, et dont les creux orbites vous regardent. C’est quelque chose de farouche, mais de farouche dans une harmonie toute blanche et bleue.

Le ciel est d’un azur foncé ; la crête des collines s’y découpe en clair ; il semble que ce soit du sol resplendissant qu’il reçoive sa lumière. Et ces rocs sont d’un blanc si pur et immaculé, la rivière est tellement immobile dans leur cuvette, que si le soleil torride ne vous cuisait le crâne, que si les pieds ne vous brûlaient, on pourrait se croire en face de flaques gelées entre des blocs de glace. C’est ainsi que l’on s’imagine les mondes planétaires abandonnés.

Sur la rive gauche de la route, une sorte de grotte recouvre un bassin à l’onde limpide comme du cristal ; c’est la fontaine de Clamouse (fons clamosus, la fontaine qui clame), ainsi nommée parce qu’après des pluies souvent lointaines l’eau tombe avec fracas par une fente de la voûte. Il y a là, sous la montagne, une rivière souterraine soumise aux mêmes crues et aux mêmes débordements subits que les rivières à ciel ouvert de la région. Des gens se sont glissés dans cette fente, pendant l’époque de la sécheresse, mais à peu de distance l’eau, même alors, les a toujours arrêtés.

LA RIVIÈRE SOUS LES MAISONS. — DESSIN DE BOUDIER.

Continuant notre chemin, nous trouvons l’Hérault plus torrentueux, et des ruines singulières le bordent ; une tour aux créneaux ébréchés, des dômes ronds et bas, comme de grosses tortues. C’étaient autrefois des moulins, et la tour les défendait, défendait la gorge contre un coup de main venu de la plaine. Il en est question tout au long dans les vieux cartulaires du pays. Voilà dix siècles que ces voûtes résistent aux inondations souvent furieuses du fleuve, qui passent par-dessus, mais ne peuvent les démolir. Ils étaient encore en exploitation il y a une cinquantaine d’années ; ils sont aujourd’hui abandonnés.

Puis le fleuve s’élargit, et perd de l’aspect fantastique du début ; mais ce sont toujours au-dessus de nos têtes les mêmes montagnes blanches sur le ciel bleu ; le désert dans lequel nous sommes entrés se continuera pendant d’infinis kilomètres, brûlé, sans arbres, sans habitants, sans même une cahute. Saint-Guilhem, où nous arrivons, en est la seule oasis.