Page:Le Tour du monde, nouvelle série - 05.djvu/309

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

« — Deux bœufs sont attelés à une coque ; ils tirent, ils vont expirer ; voyez la merveille ! »

Et, à chaque question renouvelée par le disciple, le Druide continuait :

« — Il y a trois parties dans le monde, trois royaumes de Merlin, pleins de fruits d’or, de fleurs brillantes, de petits enfants qui rient.

« — Quatre pierres à aiguiser, quatre pierres à aiguiser les épées des braves.

« — Il y a cinq zones, cinq zones terrestres.

« — Six plantes médicinales dans le petit chaudron. Le petit nain mêle le breuvage ; pour le goûter, il met son doigt dans sa bouche.

« — Sept soleils et sept lunes, sept planètes, sept éléments, y compris la blanche poussière des atomes.

« — Il y a huit vents qui soufflent, huit feux, avec le Grand Feu allumé au mois de Mai, sur la montagne de la guerre ; huit génisses blanches comme l’écume, qui paissent l’herbe de l’île profonde, les huit génisses blanches de la Dame.

« — Sur la table de pierre du dolmen, il y a neuf mains coupées, neuf mains d’enfants, neuf petites mains blanches, et neuf mères qui gémissent beaucoup. Neuf corrigans dansent avec des fleurs dans les cheveux et des robes de laine blanche, autour de la fontaine, à la clarté de la pleine lune.

« — Il y a dix vaisseaux ennemis que l’on a vus venant vers nous ; malheur à nous ! malheur à nous !

« — Onze prêtres sont arrivés avec leurs épées brisées, et leurs robes ensanglantées, appuyés sur leurs béquilles de coudrier.

« — Douze mois, douze signes dans le Zodiaque ; l’avant-dernier, le Sagittaire, décoche sa flèche armée d’un dard. Les douze signes sont en guerre ; la belle Vache Noire qui porte une étoile blanche au front sort de la forêt des Dépouilles ; dans sa poitrine est le dard de la flèche ; son sang coule à flots, elle beugle, la tête levée. La trompe sonne. Feu et tonnerre ! pluie et vent ! tonnerre et feu ! »

Une vieille tradition, conservée oralement jusqu’au commencement du siècle par les pécheurs de la Cornouaille, et rapportée par Cambry, donne même à Ouessant le nom de Thulé, l’île fabuleuse.

« Il existait jadis une île nommée Thulé, où les âmes s’en allaient après la mort dormir leur éternel sommeil. Les pêcheurs habitant la côte en face de laquelle elle était située, étaient parfois réveillés la nuit par un Génie qui les emmenait avec lui jusqu’au rivage. Ils trouvaient là un bateau qui semblait vide, et qui cependant enfonçait dans l’eau comme s’il eût été lourdement chargé ; la cause en était dans le poids des âmes qui l’emplissaient, invisibles. Les pêcheurs prenaient les avirons et partaient pour l’île avec le Génie. Là, les âmes étaient comptées et interrogées par un autre Esprit, invisible comme elles, qui les faisait débarquer. Quand les pêcheurs sentaient à son poids que la barque était vide, ils s’en retournaient. »

Il n’y a plus là maintenant ni Druides aux bras sanglants, ni Génies mystérieux de la Mort, mais les flots y ont toujours leurs gouffres tournoyants, prêts à engloutir les pâles nautonniers, et la mer y a toujours ses tombes.

Paul Gruyer.



L’ANCIENNE SIRÈNE À VAPEUR. — PHOTOGRAPHIE DE L’AUTEUR