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Et, devant cette nature féconde à la fois en spectacles sublimes et en dangers terribles, sur cette terre où il semble que l’on soit si loin du monde humain, de ses petitesses et de ses haines, il est attristant de penser qu’il y a des hommes qui songent à s’entre-tuer.

Parmi les autres îles de cet archipel, l’île Keller est la plus proche d’Ouessant, dont il semble qu’un choc violent l’ait détachée ; seul un bras de mer étroit et bouillonnant entre deux falaises grimaçantes l’en sépare,

UN HOMME D’OUESSANT — PHOTOGRAPHIE DE L’AUTEUR.

À ses rives, bordées de rocs à pic ou semées de blocs cyclopéens écroulés, l’on peut aborder encore moins qu’à celles d’Ouessant ; pas une anse, pas une baie, pour abriter même une barque. Je ne crois pas qu’il puisse, nulle part, exister rien de plus farouche. Une vaste bâtisse abandonnée, de construction antique et de sombre allure, s’élève en son milieu ; il n’y a pour tous habitants que quelques lapins, beaucoup de rats, et des moutons qui y vivent presque à l’état sauvage.

Bannec, Balanec, Trielen et Quemenez émergent à peine de l’eau ; ce ne sont guère que des récifs.

De Molène nous avons eu déjà l’occasion de parler. L’île n’a guère plus d’un kilomètre de long, et son point culminant ne dépasse pas 20 mètres au-dessus des flots ; une population de pêcheurs y vit.

C’est sur elle surtout que les courants portent débris de naufrages et naufragés ; aussi le rôle de sauveteurs est-il dévolu à ses habitants encore plus qu’à ceux d’Ouessant, qui d’ailleurs, en tempête, ne peuvent pas prendre la mer. Autrefois, lorsqu’ils ramenaient à Brest un bateau échoué et sauvé par eux, on leur donnait en récompense 10 sous par homme. Lors du naufrage du Drummond Castle, la reine d’Angleterre a été plus généreuse et leur a fait construire une jetée ; de riches particuliers leur ont également envoyé divers cadeaux, dont une horloge, qui manquait complètement, et une somme d’argent pour leur église.

Outre le commerce de la pêche, ils découpent des mottes de terre qu’ils sèchent, puis brûlent avec du goémon et des débris de coquilles ; la cendre en est mêlée avec du sable, et vendue comme engrais aux maraîchers de Brest. Mais il n’y a déjà pas dans l’île tellement de terre végétale pour faire pousser leurs moissons de seigle ; à ce métier, ils finiront par n’y plus laisser que du roc. On les accuse aussi de s’approprier quelquefois, pas très légalement, des restes d’épaves, et d’être un peu demeurés les fils des « naufrageurs » d’antan. Mais ils sont pauvres, mènent rude vie, risquent leur peau pour sauver les hommes, et c’est leur excuse s’ils gardent en échange quelques sacs de farine à demi gâtés par l’eau salée.

Quant à Béniguet, « l’île Bénie », la plus voisine du continent, par quelle amère dérision a-t-on pu nommer ainsi cet îlot aride et rocheux, où crient les cormorans, où rien ne croit, où, seule, une usine qui fabrique la soude fume au milieu des embruns des vagues ? Sans doute parce qu’autrefois, selon la tradition justifiée par les dalles de pierres brutes qu’on y trouva rangées sur le sol, c’était, comme l’île de Sein, un cimetière druidique, un sanctuaire où les prêtresses de Teutatès vendaient aux navigateurs les vents favorables.

Sanctuaires druidiques, ces âpres îles, terribles à l’esprit des profanes, le furent toutes, et longtemps elles le demeurèrent, défendues par leurs récifs et leurs tempêtes contre la conquête des envahisseurs du continent ; là, les prêtres inspirés enseignaient à leurs disciples les vérités fondamentales de leur religion, leur donnaient les notions de science qu’ils possédaient, et leur chantaient la mystique chanson des Nombres :

« — Tout beau, bel enfant du Druide ; réponds-moi, tout beau ! Que veux-tu que je te chante ?

« — Chante-moi, répondait l’enfant, chante-moi la Série du Nombre Un, jusqu’à ce que je l’apprenne aujourd’hui.

« — Pas de série pour le Nombre Un. Le Destin est unique, le Destin comme le Trépas, père de la Douleur. Rien avant, rien de plus. Tout beau, bel enfant du Druide ; que veux-tu que je te chante ?

« — Chante-moi la Série du Nombre Deux, jusqu’à ce que je l’apprenne aujourd’hui.