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LE PHARE DE CRÉAC’H. — PHOTOGRAPHIE DE L’AUTEUR.

quart. Un seul groupe, composé de deux hommes et d’une femme attachés ensemble, montra que chez quelques-uns il y avait eu quelque tentative de rébellion inutile.

« La seule question qui n’ait jamais été éclaircie, c’est comment ce navire se trouvait là, car ce n’était point sa route ; elle était au large, en pleine mer, à plusieurs lieues. Jamais pilote ne va, pour son plaisir, passer entre Ouessant et la terre. Erreur singulière et déviation incompréhensible que le brouillard même explique mal : je n’ai pas trouvé un marin qui l’admette possible pour un homme dans son bon sens. L’opinion générale est qu’à bord on avait dû boire plus que de raison. L’ivrognerie est un vice très britannique, et c’est, paraît-il, un usage coutumier aux navires anglais de vider à la fin de la traversée tout l’alcool qui reste ; l’on dansait et l’on buvait. Pour cette cause aussi il n’y a pas eu, sans doute, plus d’hommes d’équipage de sauvés. »

À mesure que l’on retrouvait les corps, ils étaient déposés dans une salle de magasin avec un cierge et un crucifix pour chacun d’eux ; puis on les enveloppait dans un carré de toile à voiles, car le bois est trop rare et trop cher pour tant de cercueils, et on les inhumait. Une partie repose à Ouessant, l’autre à Molène. Les habitants de ces deux îles furent admirables de dévouement pour rendre à tous les derniers devoirs ; la seule difficulté fut soulevée par le curé, de savoir s’ils devaient reposer en terre sainte, en terre catholique, alors que la plupart ne devaient être que des protestants.

« Enterrez-les toujours, monsieur le curé, lui fut-il répondu par quelqu’un, Dieu reconnaîtra les siens. »

Application curieuse d’une parole célèbre.

Ces naufragés, en qui les hommes d’Ouessant ne voulurent voir que des frères, leurs égaux devant la mer et ses désastres, n’étaient pas seulement pour eux, cependant, les adeptes d’une autre religion que la leur, c’étaient aussi des Anglais ; c’est-à-dire qu’ils appartenaient à la race de « l’ennemi héréditaire ».

« L’ennemi héréditaire », en effet, ici, n’est pas l’Allemand, qui est trop loin, à peine connu, et avec qui ce peuple de marins ne s’est, en somme, jamais battu, mais l’Anglais, qui pendant des siècles est venu ravager les côtes bretonnes.

Dès le xive siècle, il reste des souvenirs précis de leurs incursions dans l’île ; un château fort y fut élevé alors pour sa défense, qu’ils revinrent détruire en 1520. En 1746, ce fut sur Molène qu’ils s’abattirent pour la mettre à contribution ; le siècle précédent, ils en avaient déjà brûlé toutes les barques et emmené prisonnier