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ce sont les écueils dont cette mer est semée, c’est l’effroi de ces deux courants, de ces deux torrents, pourrait-on dire, qui sont le chenal du Four — le « Four » où l’on s’engouffre pour n’en plus sortir — et le Passage du Fromveur. Par un temps calme, et à mer étale, vous y naviguerez comme sur un fleuve paisible qui vous fera seulement, si vous n’y prenez garde, dangereusement dévier de votre route ; mais lorsque la lutte s’y engage avec la marée qui remonte, avec le vent de tempête qui pousse dans un sens ou dans l’autre, alors ce sont des heurts inouïs ; des abîmes se creusent, des montagnes liquides aux crêtes pointues se dressent sur le ciel, tellement hautes que, si le navire ne ralentissait point de vitesse, il entrerait dedans et s’y engloutirait. Dans ces moments-là se produisent des effets inconnus ailleurs.

Un jour, raconte Thévenard[1], — c’était le 1er novembre après vêpres, — un gros vaisseau d’environ six cents tonneaux voulait remonter le Fromveur avec le vent, contre le courant. Des deux forces opposées, l’une le tirait en avant, l’autre en arrière ; de la côte, on le voyait lutter dans le creux des vagues, avançant tantôt, tantôt reculant, sans qu’il fût possible de dire qui l’emporterait. Soudain un craquement sec retentit ; toute la mâture, rasée d’un seul coup, s’envola vers l’avant, tandis que le corps du bateau plongeait par l’arrière et disparaissait. Ni le vent ni le courant n’avaient cédé ; chacun d’eux avait eu sa proie.

TROIS PETITES OUESSANTINES. — PHOTOGRAPHIE DE L’AUTEUR

Chateaubriand, à son retour de son grand voyage d’Amérique, y essuya une furieuse tempête, et peu s’en fallut qu’il n’y périt. Il avait quitté le Nouveau Monde le 10 décembre 1791, sur un mauvais bateau (un bateau à voiles, bien entendu). « Un coup de vent d’Ouest nous prit à la sortie du port et nous chassa en dix-sept jours à l’autre bout de l’Atlantique. Le vaisseau fuyait devant les lames. Cependant, loin de se calmer, l’ouragan augmentait à mesure que nous approchions d’Europe. Le ciel était hâve, et la mer plombée. Le capitaine, n’ayant pu prendre sa hauteur, était inquiet ; il montait dans les haubans, regardait les divers points de l’horizon avec une lunette. Une vigie était placée sur le beaupré, une autre dans le petit hunier du grand mât. La lame devenait courte et la couleur de l’eau changeait, signe des approches de la terre ; de quelle terre ? Les matelots bretons ont ce proverbe : « Qui voit Belle-Isle voit son île ; qui voit Groix voit sa joie ; qui voit Ouessant voit son sang ». J’avais passé deux nuits à me promener sur le tillac, au glapissement des ondes dans les ténèbres ; c’était autour de nous une émeute de vagues. Fatigué des chocs et des heurts, à l’entrée de la troisième nuit, je m’allai coucher. Le temps était horrible, mon hamac craquait aux coups du flot qui, crevant sur le navire, en disloquait la carcasse. Bientôt j’entends courir d’un bout du pont à l’autre et tomber des paquets de cordages ; le couvercle de l’échelle de l’entrepont s’ouvre, une voix effrayée appelle le capitaine ; cette voix, au milieu de la nuit, avait quelque chose de formidable. Je prête l’oreille ; une vague enfonce le château de poupe, inonde la chambre du capitaine, renverse et roule pêle-mêle tables, lits, coffres, meubles et autres ; je gagne le tillac à demi noyé. En mettant la tête hors de l’entrepont, je fus frappé d’un spectacle sublime. Le bâtiment avait essayé de virer de bord ; mais, n’ayant pu y parvenir, il s’était affalé sous le vent. À la lueur de la lune écornée qui émergeait des nuages pour s’y replonger aussitôt, on découvrait, sur les deux bords du navire, à travers une brume jaune, des côtes hérissées de rochers. La mer boursouflait ses flots comme des monts dans le canal où nous nous trouvions engouffrés ; tantôt ils s’épanouissaient en écume et en étincelles, tantôt ils n’offraient qu’une surface huileuse et vitreuse, marbrée de taches noires, cuivrées, verdâtres, selon la couleur des bas-fonds sur lesquels ils mugissaient. Pendant deux ou trois minutes, les vagissements de l’abîme et ceux du vent étaient confondus ; l’instant d’après, on distinguait le détaler des courants, le sifflement des récifs, la voix de la lame lointaine. De la concavité du bâtiment sortaient des bruits qui faisaient battre le cœur aux plus intrépides matelots. La proue du navire tranchait la masse épaisse des vagues avec un bruit affreux, et au gouvernail des torrents d’eau s’écoulaient en tourbillonnant, comme à

  1. Mémoires relatifs à la marine. (An VIII.)