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Tel est le pays.

L’histoire de ses habitants se perd dans la nuit des temps.

Aux âges anciens où la France était la Gaule, le sombre dieu Hû, prenant la mer, vint apporter jusque-là la religion druidique, la spiritualité de ses dogmes, et la cruauté de ses sacrifices sanglants.

Les Romains connurent Ouessant, que tous leurs géographes mentionnent, mais sans doute ils n’y dominèrent jamais, et l’île demeurait dans la plus profonde barbarie lorsqu’en 512 l’évêque d’Angleterre saint Pôl eut une vision. Un ange lui apparut qui lui ordonna d’aller prêcher de l’autre côté du continent la parole du Christ. Il équipa donc un bateau sur lequel il s’embarqua avec sa famille et ses disciples, et se livrant à la Providence, qui ne lui avait pas dit l’endroit exact où il devait aller, il s’abandonna au gré de la mer. Il aborda à Ouessant, où la direction des courants le conduisit, et il débarqua dans la baie qui porte son nom (Lampaul ou Lampôl). Il y éleva quelques huttes pour lui et les siens, et un monastère dont rien ne subsiste plus. Mais s’étant rembarqué pour évangéliser d’autres peuples, ses leçons furent vite oubliées ; longtemps encore, dans un monument dit Temple des Païens et dont on montrait, au siècle dernier, de prétendus restes, les Ouessantins adorèrent les statues de leurs divinités gauloises qu’un évêque du Léon leur fit enlever de force.

Car, en même temps que la civilisation les initiait à ses bienfaits, elle leur avait octroyé des maîtres et des impôts. L’évêché de Léon, dont ils dépendirent, ainsi que le séminaire de cette ville, prélevèrent l’un et l’autre une dîme sur ces pauvres diables qui, aujourd’hui même, n’ont pas trop pour leur subsistance ; une troisième dîme était payée par eux aux moines de l’abbaye du cap Saint-Mathieu, dont ils étaient proches, sans compter les séculiers et les droits de leur seigneur, qui longtemps fut le gouverneur de Brest ; en 1764 seulement, l’île rentra dans le domaine royal, moyennant 30 000 francs et une rente viagère de 800 à son marquis. La Révolution la libéra de toutes ces charges. Elle y envoya aussi des colons qui d’abord n’y furent pas trop bien reçus, l’île entière ne formant alors qu’une seule famille qui possédait et cultivait en commun la terre. Les autres biens étaient également en communauté ; « chaque habitant pouvait faire tuer le mouton qui lui convenait le plus ; il lui suffisait d’en informer le propriétaire, soit en exposant la peau sur le mur du cimetière avec l’indication de sa provenance, soit autrement, et de lui payer la valeur de la bête selon l’estimation du boucher ». (Manuscrits de la Marine.)

LES RÉCIFS DE CRÉAC’H. PHOTOGRAPHIE DE L’AUTEUR.

Cet usage est aboli, mais les insulaires ont continué à ne se marier rien qu’entre eux ; ils sont tous oncles, neveux ou cousins. La race est demeurée forte cependant, sans doute à cause de l’air vivifiant qu’ils respirent, et l’on ne voit pas à Ouessant cette quantité d’estropiés et de rachitiques, particulière à la Bretagne.

LA POINTE DE BOUGOUGLAS (PAGE 291). PHOTOGRAPHIE DE L’AUTEUR.

Les hommes n’ont rien qui les distingue spécialement. Ils ont, à naviguer, perdu leur ancien costume ; plutôt accueillants pour des Bretons, ils sont loin de la bestialité sauvage de plus d’une bourgade de pêcheurs de la presqu’île de Crozon ou de la baie de Douarnenez. Mais les femmes d’Ouessant sont infiniment curieuses, Ce sont elles qui sont les mâles. Grandes, fortes, brunes presque toutes, elles ont généralement les traits réguliers, le nez très droit, les lèvres ombragées d’un léger duvet ; une sorte de type italien, produit sans doute d’une migration lointaine, inconnue. Plusieurs d’entre elles pourraient figurer une belle tête de Christ. Leurs cheveux sont coupés au ras du cou, comme chez des garçons ; leurs jupes épaisses, filées par elles avec du lin mêlé à la