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Heureux qui, comme Adam, entre les quatre fleuves,
Sut nommer par leur nom les choses qu’il sut voir.
Et de qui l’écriture est un puissant miroir
Fidèle à les garder immortellement neuves !

Car après que cet homme a fini ses travaux,
Et que les belles mains de la Tristesse calme
Ont posé fermement la couronne et la palme
Sur sa bière livrée aux lents et noirs chevaux,

Il vit épars en nous sur la terre chérie ;
Son essence, à nos yeux charmés, en songes clairs.
En chastes visions, dans la douceur des airs
Flotte, et l’heure présente en est toute fleurie.

Il se mêle, subtil, au jour que nous voyons
Et vient nous affranchir du temps et de l’espace ;
Un frisson glorieux saisit nos cœurs où passe
Son âme dispersée en ses créations.

Son souffle sibyllin autour de nous fait naître
Un astre enchanté, plein de suaves couleurs.
De parfums, de regards, de sourires, de pleurs,
Et multiplie en nous la joie immense d’être.

Que pour nous l’univers se baigne tout entier
Des effluves charmants de la pensée humaine !
Que sur tous les chemins où le destin nous mène
Tes apparitions se lèvent, ô Gautier !

ANATOLE FRANCE.