Deuxième Année
TOME II
I" SEPTEMBRE 1900 N° f>
LE THYRSE
Revue de Littérature, d’Art et de Critique
SEMI-MENSUELLE
RÉDACTION : Rue du Fort, 16, Bruxelles.
Le dernier livre d’Octave Mirbeau.
n livre d’ironie terrible, un très beau livre ; on n’y voit point des femmes pâles et penchées, comme des lys malades, appelant, en phrases langoureusement contournées, Celui qui doit venir, ou clamant en non moins élégante littérature l’absence de Celui qui ne viendra plus.
Le Journal d’une Femme de chambre. Ce n’est point l’analyse – exquise et certes combien délectable en la tiédeur d’un boudoir – de ces âmes bruissantes de soie, capitonnées de délicatesse, mécaniques intéressantes et compliquées dont le pendule règle chaque oscillation suivant de lentes et très raffinées réflexions.
Octave Mirbeau, poète de la douleur, pense qu’il est d’autres douleurs que celles-là ; en dehors du rayon visuel auquel s’accoutuma le monocle myope des psychologues mondains, d’autres personnes pleurent et souffrent, d’autres chairs sont tenaillées sur le grabat à piques de plus réelles tortures et d’âpres gémonies ; et vers elles les cœurs généreux – je veux dire désintéressés – plus volontiers se penchent.
Mirbeau est de ceux-là.
Après la vision hallucinante et rouge du Jardin des Supplices, il nous mène dans cet autre Jardin d’horreur qu’est maint intérieur bourgeois. À travers les nauséeux parterres fleuris de vices et des pivoines de la souffrance, un nouveau cicerone nous guide. Une soubrette, accorte ma foi, très agréable sous son tablier blanc et son petit bonnet à dentelles, remplace la Sara du Jardin des Supplices, la Sara, grande dame, buveuse d’éther, quémandeuse de stupres et de luxures, parmi les hurlements équivoques de ceux qui meurent.
Le spectacle ne sera pas propre : il y aura de la pestilence et de la corruption. Avant de nous introduire dans la géhenne notre guide nous prévient : « J’avertis charitablement les personnes qui me liront, que mon intention, en écrivant ce journal, est de n’employer aucune réticence, pas plus vis-à-vis de moi-même que vis-à-vis des autres. J’entends y mettre au contraire toute la franchise qui est en moi, et quand il le faudra toute la brutalité qui est dans la vie. Ce n’est pas de ma faute si les âmes dont on arrache les voiles et qu’on montre à nu, exhalent une si forte odeur de pourriture. »
C’est un défilé baroque et tragique de maîtres vicieux, gâteux et maniaques, de femmes avares, méchantes, tracassières, pantins arrachés à l’alcôve et jetés ridiculement nus devant nous, fouettés par l’ironie de l’esclave qui se venge ; on s’indigne aux débats honteux, aux dialogues épouvantables entre la servante qui s’offre et la bourgeoise qui se renseigne, dans les arrières-boutiques de ces agences où l’on ne sait trop ce que l’on place, de la chair à corvée ou de la chair à luxure ; on y voit les mœurs de ces « Maisons de Refuge » où les pauvresses achèvent de se corrompre, travaillent toute une journée pour payer un séjour qu’elles paient déjà de leurs économies. Tout s’y dévoile de ce que cèle l’hypocrisie d’une façade, les histoires de boudoirs et d’offices, la lésinerie des maîtres, la canaillerie de la valetaille haineuse, plus nourrie d’insultes et de reproches que de pain.
Nous sommes loin des soubrettes et des Scapin de Molière, fourbes et faux, mais en sommes dévoués à leurs maîtres ; plus loin encore des servantes légendaires, bonnes vieilles venues toutes jeunes dans la maison, familières autant que les meubles et pleurées à leur mort. Tout cela est changé. Il est vrai que ce sont les maîtres qui peut-être ont changé les premiers.