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Pour que descende un peu de paix
Sur ma souffrance et mes colères,
J’ai masqué de rideaux épais
Mes fenêtres aux vitres claires.

Et depuis qu’un soir j’ai tendu
Ce voile d’ombre impénétrable,
Je n’ai plus jamais entendu
Le bruit de la foule exécrable…

Mais mon cœur tout battant d’émoi.
Mon cœur plein d’amour triste et tendre,
Mon cœur qui pleure — ah ! dites-moi
Qui m’empêchera de l’entendre ?

Canzonetta


Enfant, quand je dormais
Dans mon berceau de soie.
L’ombre avait moins de paix
Que je n’avais de joie.

Depuis qu’Amour, les nuits.
Hante mon lit de toiles.
Mon cœur a plus d’ennuis
Que le ciel n’a d’étoiles…

Oh ! dormir à jamais
Dans un cercueil de chêne !
La tombe a plus de paix
Que mon cœur n’a de peine.

Franz Ansel.

Après la Fête.



Au lendemain du mariage de leur fille Prudence avec le comptable Isidore Drussaux, les Venpin descendirent les premiers de grand matin dans la salle à manger. Suivant leur ordre, la domestique n’avait pas desservi la table et la place gardait le dernier désordre du repas et du départ. Un fort parfum de fleurs traînait mêlé d’un relent de fruits, d’haleines et de cuisine. Les volets n’étaient pas encore ouverts : c’étaient d’antiques pièces, lourdes comme des portes de citadelle et percées d’un cœur au sommet de chaque battant. Leur solidité belliqueuse faisait l’admiration du quartier et l’orgueil de Venpin : il aimait les laisser clos tard dans la matinée afin que chacun les admirât et entretînt leur gloire. Par leurs ouvertures pénétrait la lumière oblique du jour pluvieux : elle se posait sur la nappe où des fruits avaient chu des coupes et où diverses taches vaguement se devinaient. Des verres à moitié pleins semblaient d’énormes rubis et, au centre de la table, une tarte à peine entamée se haussait dans l’ombre, comme une Babel bourgeoise, frappée de la foudre et dressée sur un plat. Les époux avançaient prudemment se heurtant aux chaises bousculées ; des serviettes s’enroulaient aux jambes comme des bêtes blanches et molles, des miettes grinçaient sur le tapis ; et leurs âmes après la fête étaient tristes et en déroute comme la salle où ils marchaient en aveugles. Des échos de chansons bourdonnaient dans leurs oreilles : ils croyaient entendre encore les plaisanteries du farceur qui les avait tant fait rire et les beaux vers du cousin un peu gris et poète qui les avait tant fait pleurer. Du reste, ils avaient mal dormi et leur tristesse s’aiguisait d’une pointe de migraine. Toute la nuit. Madame Venpin s’était énervée prête à secourir sa fille, aux bras d’un homme, dans la chambre voisine. Bien qu’elle eût veillé jusqu’au matin, la prévoyante mère n’avait entendu ni un gémissement, ni même le bruit d’une fiole qui se débouche et se pose délicatement sur le marbre de la table. Elle en voulait à son gendre de ce calme incongru qui avait empêché le déploiement de son expérience et de son affection : c’était un manque à toutes les convenances, peut-être même l’indice de passions terribles et contre-nature !

Songeant ainsi, elle poussa la porte du salon, brutalement comme si elle eût bousculé l’infâme Drussaux et une grande clarté pénétra en même temps que l’arôme vieilli des cigares et du café.

La servante descendit. Voyant ses maîtres déjà levés elle se crut en retard et pour éviter les réprimandes raconta que les jeunes mariés se levaient. Madame se précipita vers leur chambre, engagea par la porte une conversation qui la rassura et descendit se mettre à l’ouvrage. La bonne lavait la vaisselle, Venpin ordonnait en rangs symétriques les divers plats que sa femme, un crayon sur l’oreille, dénombrait gravement comme un caporal ses soldats. Le beau service en porcelaine, les cristaux et les couverts étaient intacts, au grand complet. Il manquait une pince à sucre, un ustensile énorme, un cadeau conjugal. Après de longues recherches, on trouva dans le salon, l’appareil bêtement suspendu par une ficelle à l’anneau de la suspension. Personne ne sourit de la farce, car la pince était d’un métal et d’une valeur respectables et de plus un grand souvenir s’y attachait.

Monsieur l’avait cueillie comme un fruit à l’espalier, et caressant ses formes massives et lourdes, désintéressé de la besogne il se prit à songer.

Venpin avait un vice : il était luxurieux et s’en lamentait hypocritement. Il prétendait que les exhalaisons de sa boutique bourrée de ferrailles lui tonifiaient et lui brûlaient le sang et ne comprenait pas comment sa femme, soumise au même régime, n’en partageait pas les ardents effets. À la vérité, la chaste