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THÉÂTRE DE LA RÉVOLUTION

pense pas à mon écurie, sans reconnaissance. J’y ai vécu de fameuses heures ! C’est là que j’ai lu Rousseau. J’avais ramassé dans le ruisseau des feuilles arrachées d’un volume (je les ai toujours, je ne m’en séparerai jamais). … Un dimanche, — les camarades étaient sortis, — seul, couché sur la paille, aux pieds de mes chevaux, je lus, … non, ce n’est pas lire, — j’entendis… Tout disparut. Par-dessus Versailles, le souffle de la Nature me frappa au visage. Je vis ma conscience divine. Je m’arrêtai, je ne pouvais plus lire ; j’entendais les coups de mon sang, accourant à l’assaut de mon cœur. Un fleuve coulait en moi. Je me levai, riant et pleurant à la fois. Je criais, j’étreignais l’air, j’embrassai mes chevaux ; j’aurais embrassé le monde. — Quand je pense, Hulin, que cet homme qui nous apporta tant de joie, a vécu malheureux, trahi par ses amis, bafoué par la sotte ironie, aigri par le chagrin, et se croyant haï de tous les hommes… je me sens honteux, comme si j’étais responsable de cette honte… Ah ! que n’ai-je été là, pour le défendre ! … Vois-tu, c’est en souvenir de lui que j’ai de la sympathie pour ce pauvre Marat, malgré ses égarements. Il souffre comme lui, comme tous ceux qui aiment trop l’ingrate espèce humaine. — Moi-même, je ne suis pas toujours aussi calme que j’en ai l’air. Enfermé depuis cinq ans dans le triste métier, où m’a fait tomber l’infâme supercherie des sergents recruteurs, je le fais de mon mieux, parce que, où qu’on soit, il y a du bien à faire, et les moyens de se faire grand. Mais tu peux croire que ce n’est pas d’un cœur impassible que je subis les hontes de cette vie, et l’odieux arbitraire, auquel je suis livré. … Bah ! Après tout ce que j’ai vu, on finit par se cuirasser contre le mal. En ce moment, je sors à peine du cachot où m’a fait jeter la calomnie d’un dénonciateur. J’y suis resté trois mois, pourrissant sur l’ordure. J’y serais mort, si j’étais capable de mourir : car la Nature prévoyante a cimenté mon corps, de façon à résister aux boulets de la Destinée. — Il y a cinq ans que je peine ; je suis encore caporal, et je n’ai aucun espoir de sortir de cette impasse ; car on nous défend jusqu’à la pensée de nous élever, un