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c’est l’occupation de toute une vie fixée volontairement dans le milieu même de son sujet ; c’est un examen de tous les jours, de tous les instants, aussitôt suivi de recherches dans le grand fonds de savoir que possédait l’auteur. Il était une des quatre ou cinq personnes lettrées qui connaissaient à fond le vrai parler du paysan de chez nous. Je ne saurais dire que, dans ces dernières années, il y en ait eu davantage et je ne sais s’il en existe encore autant aujourd’hui, car le paysan a oublié sa langue, et les vieux qui la parlaient purement ne sont plus.

Cela est fort regrettable : le français du Berry était un français particulier, très ancien et longtemps inaltéré. Il avait mille originalités et mille grâces qu’on ne retrouve point ailleurs, et certaines locutions heureuses et bizarres dont nous n’avons nulle part l’équivalent.

Laisnel de la Salle aimait tellement cette langue qu’il n’avait réellement tout son esprit que quand il s’en servait. Elle lui servit grandement, car c’est grâce à elle qu’il entra dans la véritable intimité du paysan et connut à fond toutes ses idées, toutes ses croyances, toutes ses légendes. Mais il ne voulut point faire œuvre de poëte ou d’artiste seulement ; il voulut rattacher, par un lien historique, ces choses particulières au sol, à la grande famille des versions universelles sur les mêmes objets.

La notion que nous avons aujourd’hui de l’histoire des hommes a fait un grand, pas en avant au siècle dernier. Le combat des philosophes contre la superstition avait relégué au rang des choses finies et méprisables tout le poétique bagage des croyances populaires, sans paraître se douter qu’il y avait là un gros chapitre essentiel dans l’histoire de la pensée. Grâce à l’école nouvelle dont MM. Littré, Renan et autres éminents écrivains nous ont révélé l’esprit, nous arrivons aujourd’hui à regarder l’histoire des fictions comme l’étude de l’homme même, puisque toute fiction est l’idéalisation d’une impression reçue dans un certain temps et dans un certain milieu historiques. Plus on recule dans le passé, plus la fiction tient de place ; à ce point même qu’elle est la seule histoire des premiers âges. Elle seule nous révèle cet homme primitif qui semblait doué de peu de raison, mais qui s’éveillait à la vie intellectuelle par une horrible et magnifique exubérance d’imagination. Grâce à cette fa-