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REVUE DES ÉCRIVAINS DAUPHINOIS 83 Mais, ceci n'est pas la vraie histoire ; voici : il y avait donc des loups et beaucoup; or, un jour, un de ces grands voraces pour suivait, par cette montagne, une pauvre petite chèvre blanche et noire, qu'il avait surprise égarée et séparée du troupeau. La pau vrette bondissait, la peur aux flancs, les cornes en avant, la queue en l'air; sur les rochers sonores, le bruit sec de ses petits sabots de corne dure retentissait au loin. Comme elle allait, la vaillante, comme elle allait!... Mais derrière elle, les yeux ardents, avec un rauque hurlement de fureur, galopait le grand loup, vite, bien vite, lui aussi; le vieux drôle n'en était pas à son coup d'essai ; endurci contre la fatigue, il gagnait du terrain et l'espace diminuait, entre la fugi tive et lui !... Oh ! la pauvre bichette ! Il lui semble sentir derrière elle le souffle chaud, entrecoupé, terrible de son implacable ennemi !.. . Encore quelques minutes et c'en est fait d'elle !... Mais qu'est-ce ceci? Fléchissant violemment sur ses jarrets frémissants, elle s'est arrêtée!... Mais il va l'atteindre!... Est-elle donc à bout de force, la petite chèvre des montagnes!... Non; devant elle, s'ouvrait la crevasse que vous voyez. La vaillante l'a mesurée de l'œil; elle se recueille une seconde... et vlan la voilà de l'autre côté ! Un joli saut, hein ! monsieur? Derrière, le grand loup galopait, galopait à toute vitesse ; il a vu la chèvre continuer son chemin ; il redouble d'effort et arrive brusquement au bord du gouffre, emporté par l'ardeur de sa poursuite; l'abîme est là... trop tard pour s'arrêter, le maudit saute au beau milieu et va se briser les os sur les rochers aigus. Un atroce et effroyable hurlement de douleur et de rage monta du milieu des eaux, un instant rougies ; on l'entendit à plusieurs kilomètres à la ronde, puis la cascade impassible reprit sa chute monotone et grave entre les hautes parois de granit rose. De là, le nom de saut du Brig and de loup, dont on a fait Bri- gandou donné à cette magnifique chute d'eau. Et de sa main étendue au-dessus du gouffre, le vieux montagnard m'indiquait la large coupure séparant entre eux les deux blocs de granit, avec autant de respect qu'un guide pyrénéen montre aux touristes émerveillés, la brèche gigantesque faite aux rochers de Roncevaux par Durandal, la formidable epée du paladin Roland Faucogney, le 28 août 1887. G. DÉMASSUE.