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Voici que, tout à coup, j’entendis derrière moi un grand mouvement avec une rumeur semblable au battement des ailes osseuses du dragon, en même temps que, dans le sens opposé, retentit le son d’une trompe. Aussitôt, malheureux ! je me retournai pâmé, et je vis de ce côté-là un grand nombre de caroubiers aux fruits oblongs, pendants et mûrs, faciles à détacher, que le vent faisait se heurter les uns contre les autres. Revenu à moi, je me pris à rire d’une telle aventure et me remis en marche.

Alors j’invoquai religieusement les divinités bénignes, le dieu Jugatinus[1], les déesses Collatina[2] et Vallonia[3], afin qu’elles me fussent propices pendant que je parcourais les lieux qui leur étaient consacrés. Cependant le son de la trompe me fit presque croire à la présence de quelque troupe guerrière ; toutefois, en y réfléchissant, je pensai que le son était plutôt celui de la trompe d’écorce des pastoureaux. Loin d’entrer en méfiance, je me rassurai. Il ne s’écoula guère de temps sans que j’entendisse chanter une compagnie que je supposai formée de demoiselles gracieuses et belles — car la voix dénotait qu’elles étaient d’un âge tendre et florissant — s’ébattant parmi les herbes fleuries, sous de plaisants et frais ombrages, folâtrant libres de toute appréhension qui les retînt, et se promenant au milieu des plus jolies fleurs, tout en joie. Ces voix harmonieuses, d’une incroyable douceur, transportées par les brises fraîches et tempérées, soutenues et accompagnées par les sons de la lyre, emplissaient ces lieux de délices.

En présence d’une telle nouveauté, je me penchai sous les ramées basses, pour bien m’en rendre compte,

  1. Dieu du sommet des montagnes.
  2. Ou Collina. Déesse romaine des collines.
  3. Ou Vallona. Déesse des vallons.