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Paris n’est-il pas livré à ces bandes d’argousins à rouflaquettes qui font payer aux ouvrières et mères de famille les complaisances qu’ils témoignent, contre des avantages qui se devinent, aux hirondelles de trottoir ?

Ces dernières sont des malheureuses moins blâmables que les hirondelles de potence, qui se distinguèrent si bien aux abords de la salle Lévis : presque toujours, n’est-ce pas la misère, engendrée par l’exploitation patronale ou l’abandon d’un séducteur riche, qui les jette au ruisseau ?

Les belles bases que celles sur lesquelles se fondent, dans notre prétendue civilisation, la morale, la famille et la propriété !

Dans la République des Galligènes, voici ce qu’en pense Diderot :

Charmes de l’état de nature ; bonheur des Otahitiens, qui ne connaissent ni la propriété, ni la famille, ni la morale. Satisfaction de tous ses désirs, en tant qu’ils ne gênent pas la liberté des autres : voilà la vraie morale et la condition du bonheur[1].

Au tour maintenant de Chateaubriand, cet écrivain réactionnaire qui, dans ses capucinades, eut quelques envolées lumineuses. Il nous trace d’Otahiti ce tableau enchanteur :

Sous ces ombrages ignorés, la nature avait placé un peuple beau comme le ciel qui l’avait vu naître. Les Otahitiens portaient pour vêtement une draperie d’écorce de figuier ; ils habitaient sous des toits de feuilles de mûrier, soutenus par des piliers de bois odorant, et ils faisaient voler sur les ondes de doubles canots aux voiles de jonc, aux banderoles de fleurs et de plumes. Il y avait des danses et des sociétés consacrées au plaisir ; les chansons et les drames de l’amour n’étaient point inconnus sur ces bords.

Tout s’y ressentait de la mollesse de la vie, et un jour plein de calme y succédait à une nuit dont rien ne troublait le silence. Se coucher près des ruisseaux, disputer de paresse avec leurs ondes, marcher avec des chapeaux et des manteaux de feuillage, c’était toute l’existence des tranquilles sauvages d’Otahiti. Les soins qui, chez les autres hommes, occupent leurs pénibles journées, étaient ignorés de ces insulaires : en errant à travers les bois, ils trouvaient le lait, le vain et les bananes suspendus aux branches des arbres[2].

L’opinion du conventionnel Brissot est aussi fort curieuse :

Homme de la nature, écoute ! Ton besoin est ton seul maître, ton seul guide. Sens-tu s’allumer dans tes veines un

  1. Malon. — Histoire du Socialisme, p. 236.
  2. Chateaubriand. — Génie du christianisme, vol. II, p. 193.