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jamais je ne t’ai dit seulement ce mot-là, jamais je ne me suis plainte d’avoir été enlevée à mes enfants[1], à mes amis, à mon travail, à mes affections et à mes devoirs, pour être conduite à trois cents lieues et abandonnée avec des paroles si offensantes et si navrantes, sans aucun autre motif qu’une fièvre tierce, des yeux abattus et la tristesse profonde où me jetait ton indifférence. Je ne me suis jamais plainte, je t’ai caché mes larmes, et ce mot affreux a été prononcé, un certain soir que je n’oublierai jamais, dans le casino Danieli : « George, je m’étais trompé, je t’en demande pardon, mais je ne t’aime pas. » Si je n’eusse été malade, si on n’eût dû me saigner le lendemain, je serais partie ; mais tu n’avais pas d’argent, je ne savais pas si tu voudrais en accepter de moi, et je ne voulais pas, je ne pouvais pas te laisser seul, en pays étranger, sans entendre la langue et sans un sou. La porte de nos chambres fut fermée entre nous, et nous avons essayé là de reprendre notre vie de bons camarades comme autrefois ici, mais cela n’était plus possible. Tu t’ennuyais, je ne sais ce que tu devenais le soir, et un jour tu me dis que tu craignais…

(Ici quatre mots effacés par George Sand au crayon bleu).

« Nous étions tristes. Je te disais : « Partons, je te reconduirai jusqu’à Marseille », et tu répondais : « Oui, c’est le mieux, mais je voudrais travailler un peu ici, puisque nous y sommes. » Pierre venait me voir et me soignait, tu ne pensais guère à être jaloux, et certes je ne pensais

  1. Est-ce qu’un jeune homme de vingt-trois ans peut enlever une femme de trente ans ?