Page:Le Rouge et le Noir.djvu/96

Cette page a été validée par deux contributeurs.

XVI

Le Lendemain.

He turn’d his lip to hers, and with his hand
Call’d back the tangles of her wandering hair.
Don Juan, C. I, st. 170.

Heureusement, pour la gloire de Julien, madame de Rênal avait été trop agitée, trop étonnée, pour apercevoir la sottise de l’homme qui, en un moment, était devenu tout au monde pour elle.

Comme elle l’engageait à se retirer, voyant poindre le jour :

— Oh ! mon Dieu, disait-elle, si mon mari a entendu du bruit, je suis perdue. Julien, qui avait le temps de faire des phrases, se souvint de celle-ci :

— Regretteriez-vous la vie ?

— Ah ! beaucoup dans ce moment ! mais je ne regretterais pas de vous avoir connu.

Julien trouva de sa dignité de rentrer exprès au grand jour et avec imprudence.

L’attention continue avec laquelle il étudiait ses moindres actions, dans la folle idée de paraître un homme d’expérience, n’eut qu’un avantage ; lorsqu’il revit madame de Rênal à déjeuner, sa conduite fut un chef-d’œuvre de prudence.

Pour elle, elle ne pouvait le regarder sans rougir jusqu’aux yeux, et ne pouvait vivre un instant sans le regarder ; elle s’apercevait de son trouble, et ses efforts pour le cacher le redoublaient. Julien ne leva qu’une seule fois les yeux sur elle. D’abord, madame de Rênal admira sa prudence. Bientôt, voyant que cet unique regard ne se répétait pas, elle fut alarmée : Est-ce qu’il ne m’aimerait plus, se dit-elle ; hélas ! je suis bien vieille pour lui ; j’ai dix ans de plus que lui.

En passant de la salle à manger au jardin, elle serra la main de Julien. Dans la surprise que lui causa une marque d’amour si extraordinaire, il la regarda avec passion ; car elle lui avait semblé bien jolie au déjeuner ; et, tout en baissant les yeux,