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des papillons que ses élèves. Après tant de contrainte et de politique habile, seul, loin des regards des hommes, et, par instinct, ne craignant point madame de Rênal, il se livrait au plaisir d’exister, si vif à cet âge, et au milieu des plus belles montagnes du monde.

Dès l’arrivée de madame Derville, il sembla à Julien qu’elle était son amie ; il se hâta de lui montrer le point de vue que l’on a à l’extrémité de la nouvelle allée sous les grands noyers ; dans le fait il est égal, si ce n’est supérieur à ce que la Suisse et les lacs d’Italie peuvent offrir de plus admirable. Si l’on monte la côte rapide qui commence à quelques pas de là, on arrive bientôt à de grands précipices bordés par des bois de chênes, qui s’avancent presque jusque sur la rivière. C’est sur les sommets de ces rochers coupés à pic, que Julien, heureux, libre, et même quelque chose de plus, roi de la maison, conduisait les deux amies, et jouissait de leur admiration pour ces aspects sublimes.

— C’est pour moi comme de la musique de Mozart, disait madame Derville.

La jalousie de ses frères, la présence d’un père despote et rempli d’humeur, avaient gâté aux yeux de Julien les campagnes des environs de Verrières. À Vergy, il ne trouvait point de ces souvenirs amers ; pour la première fois de sa vie, il ne voyait point d’ennemi. Quand M. de Rênal était à la ville, ce qui arrivait souvent, il osait lire ; bientôt, au lieu de lire la nuit, et encore en ayant soin de cacher sa lampe au fond d’un vase à fleurs renversé, il put se livrer au sommeil ; le jour dans l’intervalle des leçons des enfants, il venait dans ces rochers avec le livre, unique règle de sa conduite et objet de ses transports. Il y trouvait à la fois bonheur, extase et consolation dans les moments de découragement.

Certaines choses que Napoléon dit des femmes, plusieurs discussions sur le mérite des romans à la mode sous son règne, lui donnèrent alors, pour la première fois, quelques idées que tout autre jeune homme de son âge aurait eues depuis longtemps.

Les grandes chaleurs arrivèrent. On prit l’habitude de pas-