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semblèrent peu à peu n’exister que chez ce jeune abbé. Elle eut pour lui seul toute la sympathie et même l’admiration que ces vertus excitent chez les âmes bien nées.

À Paris, la position de Julien envers madame de Rênal eût été bien vite simplifiée ; mais à Paris, l’amour est fils des romans. Le jeune précepteur et sa timide maîtresse auraient retrouvé dans trois ou quatre romans et jusque dans les couplets du Gymnase, l’éclaircissement de leur position. Les romans leur auraient tracé le rôle à jouer, montré le modèle à imiter ; et ce modèle, tôt ou tard, et quoique sans nul plaisir, et peut-être en rechignant, la vanité eût forcé Julien à le suivre.

Dans une petite ville de l’Aveyron ou des Pyrénées, le moindre incident eût été rendu décisif par le feu du climat. Sous nos cieux plus sombres, un jeune homme pauvre, et qui n’est qu’ambitieux parce que la délicatesse de son cœur lui fait un besoin de quelques-unes des jouissances que donne l’argent, voit tous les jours une femme de trente ans sincèrement sage, occupée de ses enfants, et qui ne prend nullement dans les romans des exemples de conduite. Tout va lentement, tout se fait peu à peu dans les provinces, il y a plus de naturel.

Souvent, en songeant à la pauvreté du jeune précepteur, madame de Rênal était attendrie jusqu’aux larmes. Julien la surprit un jour pleurant tout à fait.

— Eh ! madame, vous serait-il arrivé quelque malheur ?

— Non, mon ami, lui répondit-elle : appelez les enfants, allons nous promener.

Elle prit son bras et s’appuya d’une façon qui parut singulière à Julien. C’était la première fois qu’elle l’avait appelé mon ami.

Vers la fin de la promenade, Julien remarqua qu’elle rougissait beaucoup. Elle ralentit le pas.

— On vous aura raconté, dit-elle sans le regarder, que je suis l’unique héritière d’une tante fort riche qui habite Besançon. Elle me comble de présents… Mes fils font des progrès… si étonnants… que je voudrais vous prier d’accepter un petit présent, comme marque de ma reconnaissance. Il ne s’agit que