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meilleur ami, et jamais un tel aveu ne sera fait à un autre, c’est moi qui un jour au jardin lui ai serré le bras.

» Après vingt-quatre heures, pourquoi seriez-vous irrité contre lui ? Ma faute est irréparable. Si vous l’exigez, c’est par moi que passeront les assurances de son profond respect et de son désespoir de vous déplaire. Vous ne le verrez point ; mais j’irai le rejoindre où il voudra. C’est son droit, c’est mon devoir, il est le père de mon enfant. Si votre bonté veut bien nous accorder six mille francs pour vivre, je les recevrai avec reconnaissance : sinon Julien compte s’établir à Besançon où il commencera le métier de maître de latin et de littérature. De quelque bas degré qu’il parte, j’ai la certitude qu’il s’élèvera. Avec lui je ne crains pas l’obscurité. S’il y a révolution, je suis sûre pour lui d’un premier rôle. Pourriez-vous en dire autant d’aucun de ceux qui ont demandé ma main ? Ils ont de belles terres ! Je ne puis trouver dans cette seule circonstance une raison pour admirer. Mon Julien atteindrait une haute position même sous le régime actuel, s’il avait un million et la protection de mon père… »

Mathilde, qui savait que le marquis était un homme tout de premier mouvement, avait écrit huit pages.

Que faire ? se disait Julien, pendant que M. de La Mole lisait cette lettre ; où est 1° mon devoir, 2° mon intérêt ? Ce que je lui dois est immense : j’eusse été sans lui un coquin subalterne, et pas assez coquin pour n’être pas haï et persécuté par les autres. Il m’a fait un homme du monde. Mes coquineries nécessaires seront 1° plus rares, 2° moins ignobles. Cela est plus que s’il m’eût donné un million. Je lui dois cette croix et l’apparence de services diplomatiques qui me tirent du pair.

S’il tenait la plume pour prescrire ma conduite, qu’est-ce qu’il écrirait ?…

Julien fut brusquement interrompu par le vieux valet de chambre de M. de La Mole.

— Le marquis vous demande à l’instant vêtu ou non vêtu.

Le valet ajouta à voix basse, en marchant à côté de Julien : M. le marquis est hors de lui, prenez garde à vous.