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LXI

Lui faire Peur.

Voilà donc le beau miracle de votre civilisation ! De l’amour vous avez fait une affaire ordinaire.
Barnave.

Julien courut dans la loge de madame de La Mole. Ses yeux rencontrèrent d’abord les yeux en larmes de Mathilde ; elle pleurait sans nulle retenue, il n’y avait là que des personnages subalternes, l’amie qui avait prêté la loge et des hommes de sa connaissance. Mathilde posa sa main sur celle de Julien ; elle avait comme oublié toute crainte de sa mère. Presque étouffée par ses larmes, elle ne lui dit que ce seul mot : Des garanties !

Au moins, que je ne lui parle pas, se disait Julien fort ému lui-même, et se cachant tant bien que mal les yeux avec la main, sous prétexte du lustre qui éblouit le troisième rang de loges. Si je parle, elle ne peut plus douter de l’excès de mon émotion, le son de ma voix me trahira, tout peut être perdu encore.

Ses combats étaient bien plus pénibles que le matin, son âme avait eu le temps de s’émouvoir. Il craignait de voir Mathilde se piquer de vanité. Ivre d’amour et de volupté, il prit sur lui de ne pas lui parler.

C’est, selon moi, l’un des plus beaux traits de son caractère ; un être capable d’un tel effort sur lui-même peut aller loin, si fata sinant.

Mademoiselle de La Mole insista pour ramener Julien à l’hôtel. Heureusement il pleuvait beaucoup. Mais la marquise le fit placer vis-à-vis d’elle, lui parla constamment et empêcha qu’il ne pût dire un mot à sa fille. On eût pensé que la marquise soignait le bonheur de Julien ; ne craignant plus de tout perdre par l’excès de son émotion, il s’y livrait avec folie.

Oserai-je dire qu’en rentrant dans sa chambre, Julien se jeta