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fît tout au monde pour bannir toute espèce de bon sens de sa conversation, elle avait encore une couleur antimonarchique et impie qui n’échappait pas à madame de Fervaques. Environnée de personnages éminemment moraux, mais qui souvent n’avaient pas une idée par soirée, cette dame était profondément frappée de tout ce qui ressemblait à une nouveauté ; mais en même temps, elle croyait se devoir à elle-même d’en être offensée. Elle appelait ce défaut, garder l’empreinte de la légèreté du siècle

Mais de tels salons ne sont bons à voir que quand on sollicite. Tout l’ennui de cette vie sans intérêt que menait Julien est sans doute partagé par le lecteur. Ce sont là les landes de notre voyage.

Pendant tout le temps usurpé dans la vie de Julien par l’épisode Fervaques, mademoiselle de La Mole avait besoin de prendre sur elle pour ne pas songer à lui. Son âme était en proie à de violents combats : quelquefois elle se flattait de mépriser ce jeune homme si triste ; mais, malgré elle, sa conversation la captivait. Ce qui l’étonnait surtout, c’était sa fausseté parfaite ; il ne disait pas un mot à la maréchale qui ne fût un mensonge, ou du moins un déguisement abominable de sa façon de penser, que Mathilde connaissait si parfaitement sur presque tous les sujets. Ce machiavélisme la frappait. Quelle profondeur ! se disait-elle ; quelle différence avec les nigauds emphatiques ou les fripons communs, tels que M. Tanbeau, qui tiennent le même langage !

Toutefois, Julien avait des journées affreuses. C’était pour accomplir le plus pénible des devoirs qu’il paraissait chaque jour dans le salon de la maréchale. Ses efforts pour jouer un rôle achevaient d’ôter toute force à son âme. Souvent, la nuit, en traversant la cour immense de l’hôtel de Fervaques, ce n’était qu’à force de caractère et de raisonnement qu’il parvenait à se maintenir un peu au-dessus du désespoir.

J’ai vaincu le désespoir au séminaire, se disait-il : pourtant quelle affreuse perspective j’avais alors ! je faisais ou je manquais ma fortune, dans l’un comme dans l’autre cas, je me voyais obligé de passer toute ma vie en société intime avec ce