Page:Le Rouge et le Noir.djvu/388

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Les rois étrangers ne vous écouteront que quand vous leur annoncerez vingt mille gentilshommes prêts à saisir les armes pour leur ouvrir les portes de la France. Ce service est pénible, direz-vous ; messieurs, notre tête est à ce prix. Entre la liberté de la presse et notre existence comme gentilshommes, il y a guerre à mort. Devenez des manufacturiers, des paysans, ou prenez votre fusil. Soyez timides si vous voulez, mais ne soyez pas stupides ; ouvrez les yeux.

Formez vos bataillons, vous dirai-je avec la chanson des jacobins ; alors il se trouvera quelque noble Gustave-Adolphe, qui, touché du péril imminent du principe monarchique, s’élancera à trois cents lieues de son pays, et fera pour vous ce que Gustave fit pour les princes protestants. Voulez-vous continuer à parler sans agir ? Dans cinquante ans il n’y aura plus en Europe que des présidents de république, et pas un roi. Et avec ces trois lettres R, O, I s’en vont les prêtres et les gentilshommes. Je ne vois plus que des candidats faisant la cour à des majorités crottées.

Vous avez beau dire que la France n’a pas en ce moment un général accrédité, connu et aimé de tous, que l’armée n’est organisée que dans l’intérêt du trône et de l’autel, qu’on lui a ôté tous les vieux troupiers, tandis que chacun des régiments prussiens et autrichiens compte cinquante sous-officiers qui ont vu le feu.

Deux cent mille jeunes gens appartenant à la petite bourgeoisie sont amoureux de la guerre…

— Trêve de vérités désagréables, dit d’un ton suffisant un grave personnage, apparemment fort avant dans les dignités ecclésiastiques, car M. de La Mole sourit agréablement au lieu de se fâcher, ce qui fut un grand signe pour Julien.

Trêve de vérités désagréables, résumons-nous, messieurs : l’homme à qui il est question de couper une jambe gangrenée serait mal venu de dire à son chirurgien : cette jambe malade est fort saine. Passez-moi l’expression, messieurs, le noble duc de *** est notre chirurgien.

Voilà enfin le grand mot prononcé, pensa Julien ; c’est vers le… que je galoperai cette nuit.