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veur de ce mariage on ferait une souveraineté… ou tout simplement le comte de Thaler, avec son air de paysan habillé…

La porte fut dégagée, Julien put entrer.

Puisqu’elle passe pour si remarquable aux yeux de ces poupées, elle vaut la peine que je l’étudie, pensa-t-il. Je comprendrai quelle est la perfection pour ces gens-là.

Comme il la cherchait des yeux, Mathilde le regarda. Mon devoir m’appelle, se dit Julien ; mais il n’y avait plus d’humeur que dans son expression. La curiosité le faisait avancer avec un plaisir, que la robe fort basse des épaules de Mathilde augmenta bien vite, à la vérité d’une manière peu flatteuse pour son amour-propre. Sa beauté a de la jeunesse, pensa-t-il. Cinq ou six jeunes gens parmi lesquels Julien reconnut ceux qu’il avait entendus à la porte, étaient entre elle et lui.

— Vous, monsieur, qui avez été ici tout l’hiver, lui dit-elle, n’est-il pas vrai que ce bal est le plus joli de la saison ? Il ne répondait pas.

— Ce quadrille de Coulon me semble admirable, et ces dames le dansent d’une façon parfaite. Les jeunes gens se retournèrent pour voir quel était l’homme heureux dont on voulait absolument avoir une réponse. Elle ne fut pas encourageante.

— Je ne saurais être un bon juge, mademoiselle ; je passe ma vie à écrire : c’est le premier bal de cette magnificence que j’aie vu.

Les jeunes gens à moustaches furent scandalisés.

— Vous êtes un sage, monsieur Sorel, reprit-on avec un intérêt plus marqué ; vous voyez tous ces bals, toutes ces fêtes, comme un philosophe, comme J.-J. Rousseau. Ces folies vous étonnent sans vous séduire.

Un mot venait d’éteindre l’imagination de Julien, et de chasser de son cœur toute illusion. Sa bouche prit l’expression d’un dédain un peu exagéré peut-être.

— J.-J. Rousseau, répondit-il, n’est à mes yeux qu’un sot, lorsqu’il s’avise de juger le grand monde ; il ne le comprenait pas, et y portait le cœur d’un laquais parvenu.

— Il a fait le Contrat Social, dit Mathilde, du ton de la vénération.