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fait passa sans difficulté. Une fois qu’il fut établi, le jeune diplomate et son ami daignèrent faire quelques visites à Julien, pendant les quinze jours qu’il passa dans sa chambre. Julien leur avoua qu’il n’était allé qu’une fois en sa vie à l’Opéra.

— Cela est épouvantable, lui dit-on, on ne va que là ; il faut que votre première sortie soit pour le Comte Ory.

À l’Opéra, le chevalier de Beauvoisis le présenta au fameux chanteur Geronimo, qui avait alors un immense succès.

Julien faisait presque la cour au chevalier ; ce mélange de respect pour soi-même, d’importance mystérieuse et de fatuité de jeune homme l’enchantait. Par exemple le chevalier bégayait un peu, parce qu’il avait l’honneur de voir souvent un grand seigneur qui avait ce défaut. Jamais Julien n’avait trouvé réunis dans un seul être le ridicule qui amuse, et la perfection des manières qu’un pauvre provincial doit chercher à imiter.

On le voyait à l’Opéra avec le chevalier de Beauvoisis ; cette liaison fit prononcer son nom.

— Eh bien ! lui dit un jour M. de La Mole, vous voilà donc le fils naturel d’un riche gentilhomme de Franche-Comté, mon ami intime ?

Le marquis coupa la parole à Julien, qui voulait protester qu’il n’avait contribué en aucune façon à accréditer ce bruit.

— M. de Beauvoisis n’a pas voulu s’être battu contre le fils d’un charpentier.

— Je le sais, je le sais, dit M. de La Mole, c’est à moi maintenant de donner de la consistance à ce récit, qui me convient. Mais j’ai une grâce à vous demander, et qui ne vous coûtera qu’une petite demi-heure de votre temps : tous les jours d’Opéra, à onze heures et demie, allez assister dans le vestibule à la sortie du beau monde. Je vous vois encore quelquefois des façons de province, il faudrait vous en défaire ; d’ailleurs il n’est pas mal de connaître, au moins de vue, de grands personnages auprès desquels je puis un jour vous donner quelque mission. Passez au bureau de location pour vous faire reconnaître ; on vous a donné les entrées.