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XXXIII

Les premiers Pas.

Cette immense vallée remplie de lumières éclatantes et de tant de milliers d’hommes éblouit ma vue. Pas un ne me connaît, tous me sont supérieurs. Ma tête se perd.
Poemi dell’ av. Reina.

Le lendemain de fort bonne heure, Julien faisait des copies de lettres dans la bibliothèque, lorsque Mademoiselle Mathilde y entra par une petite porte de dégagement, fort bien cachée avec des dos de livres. Pendant que Julien admirait cette invention, Mademoiselle Mathilde paraissait fort étonnée et assez contrariée de le rencontrer là ; Julien lui trouva en papillotes l’air dur, hautain et presque masculin. Mademoiselle de La Mole avait le secret de voler des livres dans la bibliothèque de son père, sans qu’il y parût. La présence de Julien rendait inutile sa course de ce matin, ce qui la contraria d’autant plus, qu’elle venait chercher le second volume de La Princesse de Babylone de Voltaire, digne complément d’une éducation éminemment monarchique et religieuse, chef-d’œuvre du Sacré-Cœur ! Cette pauvre fille, à dix-neuf ans, avait déjà besoin du piquant de l’esprit pour s’intéresser à un roman.

Le comte Norbert parut dans la bibliothèque vers les trois heures ; il venait étudier un journal, pour pouvoir parler politique le soir, et fut bien aise de rencontrer Julien, dont il avait oublié l’existence. Il fut parfait pour lui ; il lui offrit de monter à cheval.

— Mon père nous donne congé jusqu’au dîner.

Julien comprit ce nous et le trouva charmant.

— Mon Dieu, monsieur le comte, dit Julien, s’il s’agissait d’abattre un arbre de quatre-vingts pieds de haut, de l’équarrir et d’en faire des planches, je m’en tirerais bien, j’ose le dire ; mais monter à cheval, cela ne m’est pas arrivé six fois en ma vie.