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quis. Julien eut beaucoup de peine à le reconnaître, tant il lui trouva l’air poli. Ce n’était plus le grand seigneur, à mine si altière, de l’abbaye de Bray-le-Haut. Il sembla à Julien que sa perruque avait beaucoup trop de cheveux. À l’aide de cette sensation, il ne fut point du tout intimidé. Le descendant de l’ami de Henri III lui parut d’abord avoir une tournure assez mesquine. Il était fort maigre et s’agitait beaucoup. Mais il remarqua bientôt que le marquis avait une politesse encore plus agréable à l’interlocuteur, que celle de l’évêque de Besançon lui-même. L’audience ne dura pas trois minutes. En sortant, l’abbé dit à Julien :

— Vous avez regardé le marquis, comme vous eussiez fait un tableau. Je ne suis pas un grand grec dans ce que ces gens-ci appellent la politesse, bientôt vous en saurez plus que moi ; mais enfin la hardiesse de votre regard m’a semblé peu polie.

On était remonté en fiacre ; le cocher arrêta près du boulevard : l’abbé introduisit Julien dans une suite de grands salons. Julien remarqua qu’il n’y avait pas de meubles. Il regardait une magnifique pendule dorée, représentant un sujet très indécent selon lui, lorsqu’un monsieur fort élégant s’approcha d’un air riant. Julien fit un demi-salut.

Le monsieur sourit et lui mit la main sur l’épaule. Julien tressaillit et fit un saut en arrière. Il rougit de colère. L’abbé Pirard, malgré sa gravité, rit aux larmes. Le monsieur était un tailleur.

— Je vous rends votre liberté pour deux jours, lui dit l’abbé en sortant ; c’est alors seulement que vous pourrez être présenté à madame de la Mole. Un autre vous garderait comme une jeune fille, en ces premiers moments de votre séjour dans cette nouvelle Babylone. Perdez-vous tout de suite si vous avez à vous perdre, et je serai délivré de la faiblesse que j’ai de penser à vous. Après-demain matin, ce tailleur vous portera deux habits ; vous donnerez cinq francs au garçon qui vous les essaiera. Du reste, ne faites pas connaître le son de votre voix à ces Parisiens-là. Si vous dites un mot, ils trouveront le secret de se moquer de vous. C’est leur talent. Après-demain soyez chez