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de vous remercier de la soirée aimable que vous m’avez procurée, et certes d’une manière bien imprévue. Je ne m’attendais pas à trouver un docteur dans un élève de mon séminaire. Quoique le don ne soit pas trop canonique, je veux vous donner un Tacite.

Le prélat se fit apporter huit volumes supérieurement reliés, et voulut écrire lui-même sur le titre du premier, un compliment latin pour Julien Sorel. L’évêque se piquait de belle latinité ; il finit par lui dire d’un ton sérieux, qui tranchait tout à fait avec celui du reste de la conversation :

— Jeune homme, si vous êtes sage, vous aurez un jour la meilleure cure de mon diocèse, et pas à cent lieues de mon palais épiscopal ; mais il faut être sage.

Julien chargé de ses volumes, sortit de l’évêché fort étonné, comme minuit sonnait.

Monseigneur ne lui avait pas dit un mot de l’abbé Pirard. Julien était surtout étonné de l’extrême politesse de l’évêque. Il n’avait pas l’idée d’une telle urbanité de formes, réunie à un air de dignité aussi naturel. Julien fut surtout frappé du contraste en revoyant le sombre abbé Pirard qui l’attendait en s’impatientant.

— Quid tibi dixerunt ?  (Que vous ont-ils dit ?) lui cria-t-il d’une voix forte, du plus loin qu’il l’aperçut.

Julien s’embrouillant un peu à traduire en latin les discours de l’évêque :

— Parlez français, et répétez les propres paroles de Monseigneur, sans y ajouter rien, ni rien retrancher, dit l’ex-directeur du séminaire, avec un ton dur et ses manières profondément inélégantes.

— Quel étrange cadeau de la part d’un évêque à un jeune séminariste ! disait-il en feuilletant le superbe Tacite, dont la tranche dorée avait l’air de lui faire horreur.

Deux heures sonnaient, lorsque après un compte rendu fort détaillé, il permit à son élève favori de regagner sa chambre.

— Laissez-moi le premier volume de votre Tacite, où est le compliment de Monseigneur l’évêque, lui dit-il. Cette ligne