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d’Horace, de Virgile et des autres auteurs profanes. À l’insu de ses camarades, Julien avait appris par cœur un grand nombre de passages de ces auteurs. Entraîné par ses succès, il oublia le lieu où il était, et, sur la demande réitérée de l’examinateur, récita et paraphrasa avec feu plusieurs odes d’Horace. Après l’avoir laissé s’enferrer pendant vingt minutes, tout à coup l’examinateur changea de visage, et lui reprocha avec aigreur le temps qu’il avait perdu à ces études profanes, et les idées inutiles ou criminelles qu’il s’était mises dans la tête.

— Je suis un sot, monsieur, et vous avez raison, dit Julien d’un air modeste, en reconnaissant le stratagème adroit dont il était victime.

Cette ruse de l’examinateur fut trouvée sale, même au séminaire, ce qui n’empêcha pas M. l’abbé de Frilair, cet homme adroit qui avait organisé si savamment le réseau de la congrégation bisontine, et dont les dépêches à Paris faisaient trembler juges, préfet, et jusqu’aux officiers généraux de la garnison, de placer de sa main puissante le numéro 198 à côté du nom de Julien. Il avait de la joie à mortifier ainsi son ennemi, le janséniste Pirard.

Depuis dix ans, sa grande affaire était de lui enlever la direction du séminaire. Cet abbé, suivant pour lui-même le plan de conduite qu’il avait indiqué à Julien, était sincère, pieux, sans intrigues, attaché à ses devoirs. Mais le ciel, dans sa colère, lui avait donné ce tempérament bilieux, fait pour sentir profondément les injures et la haine. Aucun des outrages qu’on lui adressait n’était perdu pour cette âme ardente. Il eût cent fois donné sa démission, mais il se croyait utile dans le poste où la Providence l’avait placé. J’empêche les progrès du jésuitisme et de l’idolâtrie, se disait-il.

À l’époque des examens, il y avait deux mois peut-être qu’il n’avait parlé à Julien, et cependant il fut malade pendant huit jours, quand, en recevant la lettre officielle annonçant le résultat du concours, il vit le numéro 198 placé à côté du nom de cet élève qu’il regardait comme la gloire de sa maison. La seule consolation pour ce caractère sévère fut de concentrer sur Julien tous ses moyens de surveillance. Ce fut avec ravisse-