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— On ne fait pape que des Italiens, répondit l’ami ; mais pour sûr on tirera au sort parmi nous pour des places de grands vicaires, de chanoines, et peut-être d’évêques. M. P…, évêque de Châlons, est fils d’un tonnelier : c’est l’état de mon père.

Un jour, au milieu d’une leçon de dogme, l’abbé Pirard fit appeler Julien. Le pauvre jeune homme fut ravi de sortir de l’atmosphère physique et morale au milieu de laquelle il était plongé.

Julien trouva chez M. le directeur l’accueil qui l’avait tant effrayé le jour de son entrée au séminaire.

— Expliquez-moi ce qui est écrit sur cette carte à jouer, lui dit-il, en le regardant de façon à le faire rentrer sous terre.

Julien lut :

« Amanda Binet, au café de la Girafe, avant huit heures. Dire que l’on est de Genlis, et le cousin de ma mère. »

Julien vit l’immensité du danger ; la police de l’abbé Castanède lui avait volé cette adresse.

— Le jour où j’entrai ici, répondit-il en regardant le front de l’abbé Pirard, car il ne pouvait supporter son œil terrible, j’étais tremblant : M. Chélan m’avait dit que c’était un lieu plein de délations et de méchancetés de tous les genres ; l’espionnage et la dénonciation entre camarades y sont encouragés. Le ciel le veut ainsi, pour montrer la vie telle qu’elle est, aux jeunes prêtres, et leur inspirer le dégoût du monde et de ses pompes.

— Et c’est à moi que vous faites des phrases, dit l’abbé Pirard furieux. Petit coquin !

— À Verrières, reprit froidement Julien, mes frères me battaient lorsqu’ils avaient sujet d’être jaloux de moi…

— Au fait ! au fait ! s’écria M. Pirard, presque hors de lui.

Sans être le moins du monde intimidé, Julien reprit sa narration.

— Le jour de mon arrivée à Besançon, vers midi, j’avais faim, j’entrai dans un café. Mon cœur était rempli de répugnance pour un lieu si profane ; mais je pensai que mon déjeuner me coûterait moins cher là qu’à l’auberge. Une dame,