Page:Le Rouge et le Noir.djvu/191

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Julien étudiait avec une attention voisine de l’envie, les plus grossiers des petits paysans qui arrivaient au séminaire. Au moment où on les dépouillait de leur veste de ratine, pour leur faire endosser la robe noire, leur éducation se bornait à un respect immense et sans bornes pour l’argent sec et liquide, comme on dit en Franche-Comté.

C’est la manière sacramentelle et héroïque d’exprimer l’idée sublime d’argent comptant.

Le bonheur pour ces séminaristes, comme pour les héros des romans de Voltaire, consiste surtout à bien dîner. Julien découvrait chez presque tous un respect inné pour l’homme qui porte un habit de drap fin. Ce sentiment apprécie la justice distributive, telle que nous la donnent nos tribunaux, à sa valeur et même au-dessous de sa valeur. Que peut-on gagner, répétaient-ils souvent entre eux, à plaider contre un gros ?

C’est le mot des vallées du Jura, pour exprimer un homme riche. Qu’on juge de leur respect pour l’être le plus riche de tous : le gouvernement !

Ne pas sourire avec respect au seul nom de M. le Préfet, passe, aux yeux des paysans de la Franche-Comté, pour une imprudence ; or l’imprudence chez le pauvre, est rapidement punie par le manque de pain.

Après avoir été comme suffoqué dans les premiers temps par le sentiment du mépris, Julien finit par éprouver de la pitié : il était arrivé souvent aux pères de la plupart de ses camarades de rentrer le soir dans l’hiver à leur chaumière, et de n’y trouver ni pain, ni châtaignes, ni pommes de terre. Qu’y a-t-il donc d’étonnant, se disait Julien, si l’homme heureux, à leurs yeux, est d’abord celui qui vient de bien dîner, et ensuite celui qui possède un bon habit ! Mes camarades ont une vocation ferme, c’est-à-dire qu’ils voient dans l’état ecclésiastique une longue continuation de ce bonheur : bien dîner et avoir un habit chaud en hiver.

Il arriva à Julien d’entendre un jeune séminariste, doué d’imagination, dire à son compagnon :

— Pourquoi ne deviendrais-je pas pape comme Sixte-Quint, qui gardait les pourceaux ?