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vrais ennemis. C’est la soumission de cœur qui est tout à ses yeux. Réussir dans les études même sacrées lui est suspect et à bon droit. Qui empêchera l’homme supérieur de passer de l’autre côté comme Sieyès ou Grégoire ! l’Église tremblante s’attache au pape comme à la seule chance de salut. Le pape seul peut essayer de paralyser l’examen personnel, et, par les pieuses pompes des cérémonies de sa cour, faire impression sur l’esprit ennuyé et malade des gens du monde.

Julien pénétrant à demi ces diverses vérités, que cependant toutes les paroles prononcées dans un séminaire tendent à démentir, tombait dans une mélancolie profonde. Il travaillait beaucoup, et réussissait rapidement à apprendre des choses très utiles à un prêtre, très fausses à ses yeux, et auxquelles il ne mettait aucun intérêt. Il croyait n’avoir rien autre chose à faire.

Suis-je donc oublié de toute la terre ? pensait-il. Il ne savait pas que M. Pirard avait reçu et jeté au feu quelques lettres timbrées de Dijon, et où, malgré les formes du style le plus convenable, perçait la passion la plus vive. De grands remords semblaient combattre cet amour. Tant mieux, pensait l’abbé Pirard, ce n’est pas du moins une femme impie que ce jeune homme a aimée.

Un jour l’abbé Pirard ouvrit une lettre qui semblait à demi effacée par les larmes, c’était un éternel adieu. « Enfin, disait-on à Julien, le ciel m’a fait la grâce de haïr, non l’auteur de ma faute, il sera toujours ce que j’aurai de plus cher au monde, mais ma faute en elle-même. Le sacrifice est fait, mon ami. Ce n’est pas sans larmes comme vous voyez. Le salut des êtres auxquels je me dois, et que vous avez tant aimés, l’emporte. Un Dieu juste mais terrible ne pourra plus se venger sur eux des crimes de leur mère. Adieu, Julien, soyez juste envers les hommes. »

Cette fin de lettre était presque absolument illisible. On donnait une adresse à Dijon, et cependant on espérait que jamais Julien ne répondrait, ou que du moins il se servirait de paroles qu’une femme revenue à la vertu pourrait entendre sans rougir.