Page:Le Rouge et le Noir.djvu/173

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

— Moi je suis de Genlis, près de Dijon ; dites que vous êtes aussi de Genlis, et cousin de ma mère.

— Je n’y manquerai pas.

— Tous les jeudis à cinq heures, en été, MM. les séminaristes passent ici devant le café.

— Si vous pensez à moi, quand je passerai, ayez un bouquet de violettes à la main.

Amanda le regarda d’un air étonné ; ce regard changea le courage de Julien en témérité ; cependant il rougit beaucoup en lui disant :

— Je sens que je vous aime de l’amour le plus violent.

— Parlez donc plus bas, lui dit-elle d’un air effrayé.

Julien songeait à se rappeler les phrases d’un volume dépareillé de la Nouvelle Héloïse, qu’il avait trouvé à Vergy. Sa mémoire le servit bien ; depuis dix minutes, il récitait la Nouvelle Héloïse à mademoiselle Amanda, ravie ; il était heureux de sa bravoure, quand tout à coup la belle Franc-Comtoise prit un air glacial. Un de ses amants paraissait à la porte du café.

Il s’approcha du comptoir, en sifflant et marchant des épaules ; il regarda Julien. À l’instant, l’imagination de celui-ci, toujours dans les extrêmes, ne fut remplie que d’idées de duel. Il pâlit beaucoup, éloigna sa tasse, prit une mine assurée, et regarda son rival fort attentivement. Comme ce rival baissait la tête en se versant familièrement un verre d’eau-de-vie sur le comptoir, d’un regard Amanda ordonna à Julien de baisser les yeux. Il obéit, et, pendant deux minutes, se tint immobile à sa place, pâle, résolu et ne songeant qu’à ce qui allait arriver ; il était vraiment bien en cet instant. Le rival avait été étonné des yeux de Julien ; son verre d’eau-de-vie avalé d’un trait, il dit un mot à Amanda, plaça ses deux mains dans les poches de sa grosse redingote, et s’approcha d’un billard en sifflant et regardant Julien. Celui-ci se leva transporté de colère ; mais il ne savait comment s’y prendre pour être insolent. Il posa son petit paquet, et, de l’air le plus dandinant qu’il put, marcha vers le billard.

En vain la prudence lui disait : Mais avec un duel dès l’arrivée à Besançon, la carrière ecclésiastique est perdue.